Abdias do Nascimento est décédé à Rio de Janeiro, dans la nuit du 23 au 24 mai, à l’âge de 97 ans. Au Brésil, quiconque a des liens avec l’afro-descendance le connaît. Mais bien peu au-delà. Depuis mardi matin, quelques heures après son décès, le torrent des annonces, des commentaires et du deuil a témoigné qu’un grand homme était parti dans l’au-delà de ses ancêtres africains. La Présidente Dilma Rousseff a déploré la disparition d’un des plus grands leaders de la lutte contre la discrimination raciale. Il a rejoint Zumbi dos Palmares, Martin Luther King, et tous les autres, militants et combattants séculaires contre l’oppression et la discrimination raciales.
Abdias do Nascimento personnifiait une position et une démarche afro-brésilienne radicales qui ont cruellement souffert d’un ostracisme incompréhensible. Les dégâts de l’esclavage et de la ségrégation ont été dénoncés à l’envi pour tous les pays coupables, mais pas pour le Brésil, pourtant champion historique.
Ma plus grande et définitive leçon d’apprentissage de l’Autre, c’est lui qui me l’a donnée.
Il fut un tribun enflammé et charismatique, un homme de toutes les scènes, théâtrale, militante, politique. Il écrivit aussi. Il ne fut pas un universitaire ou un chercheur au sens commun. Mais il reçut le titre de docteur honoris causa de quantité d’universités, à commencer par celles des États-Unis.
Il faisait partie de ceux qui s’attachent à dépasser, à violer s’il le faut, les règles en vigueur. La rupture avec le consensus se situe au moment où l’énonciation et la dénonciation des crimes liés à l’esclavage, avec ses détails révoltants, devient réquisitoire devant le tribunal de l’histoire. Les instances posées comme auteurs et responsables des crimes et exactions dans les ouvrages historiques et sociologiques (la société coloniale ou dominante, la couronne portugaise, les oligarchies, le féodalisme, le capitalisme, les Portugais, les Hollandais, les Européens) s’incarnent crûment et durement, pour Abdias, dans un accusé et coupable précis : le Blanc. Le mot suffit pour exhumer ce qu’on cherchait à enfouir comme scorie de l’histoire : le Blanc contre le Noir, le racisme.
Il ne peut pas y avoir de lecteur neutre d’Abdias do Nascimento. Deux camps sont délimités, et le lecteur n’a guère de choix. S’il est blanc c’est, à sa charge, un réquisitoire impitoyable, et une entreprise iconoclaste de démolition des savoirs et des valeurs. S’il est noir, c’est une mise en demeure de s’assumer comme tel, et un manifeste de révolte, de lutte et de refus d’un monde qui est blanc donc mauvais.
Le lecteur blanc doit avaler des qualificatifs nouveaux et indigestes : « brancoïde », « leucoderme »... Il se voit contraint d’assumer une position historique nouvelle, celle de « génocidaire » par nature. Sa réaction immédiate (épidermique) est le rejet, l’indignation ou la dérision. Les réflexes patiemment acquis de pondération et d’objectivité ainsi bousculés entraînent une déclassification de tels textes : leur crédibilité est jugée incertaine ou franchement contestable ; ils basculent dans le domaine des écrits polémiques, provocateurs, sectaires, outranciers, partiaux, racistes à rebours. L’auteur est rangé dans le camp des activistes et agitateurs partisans et fanatiques. Les accusations qu’il lance, et son animosité contre le Blanc laissent augurer de sanglants lendemains faits d’émeutes raciales dans tout le Brésil et de panthères noires tropicales. Abdias do Nascimento est considéré, à ce stade, comme un militant racial et raciste anti-blanc potentiellement dangereux et infréquentable. Quand on se prépare à le rencontrer, on attend avec appréhension une sorte d’ogre noir.
La réalité, c’est qu’il était d’une gentillesse et d’une cordialité absolues. Il dédicaçait généreusement ses ouvrages avec une satisfaction non dissimulée, adorait les contacts, discutait inlassablement de sa raison d’être et de s’agiter infatigablement : la situation du Noir, avec quiconque, sans distinction de couleur et d’origine. Il recevait chez lui, à sa table, ceux qui avaient gagné sa confiance. Il s’ouvrait généreusement à quiconque voulait le connaître, en savoir plus, enquêter, fouiller dans sa vie, et même le contester. Tout était militantisme.
L’originalité de la position d’Abdias do Nascimento est qu’il ne peut y avoir de recherche universitaire vaine, d’érudition gratuite. Tout essai, article, reportage, publication sur la problématique afro-brésilienne doivent être par eux-mêmes militants, comme des briques ajoutées à l’édifice d’une lutte incessante. Hors de ces rôle et place, il n’y a plus rien que littérature vaine et hypocrite à rejeter dans les limbes de l’oppression blanche.
Tout travail sur la problématique afro-brésilienne doit prendre en compte l’importance du basculement des perspectives, c’est-à-dire l’apprentissage d’une vision noire du monde, ce qui implique nécessairement, du point de vue du chercheur blanc, le réexamen de ses propres modes de pensée et de ses références culturelles. En ce sens, Abdias avait raison de poser que la recherche universitaire sur un thème militant ou un personnage militant ne peut pas être neutre, puisque c’est la vision de l’histoire et du monde, la culture globale du chercheur qui doivent être remis en question et éventuellement retrogradés par rapport à des points de vue de type panafricain et afro-centriste. Le chercheur doit ainsi accompagner le travail du militant en se dépouillant de ses conditionnements, et il ne peut éviter de légitimer les objectifs de son sujet d’étude sous peine de devenir à son corps défendant participant du processus d’aliénation, ou adversaire.
La question de l’objectivité et de la neutralité n’a donc pas de sens puisque l’histoire et la société imposent la réalité incontournable de l’oppression séculaire des Noirs par les Blancs. L’équation est posée : l’oppression des Noirs est un mal absolu et tout travail intellectuel s’y rapportant n’a de sens et de légitimité qu’en tant que combat contre ce mal.
On entre dans le monde du militant et on accepte sa logique, même avec toutes les nuances et restrictions indispensables, ou bien on reste définitivement en dehors et il n’y a donc pas d’étude et de compréhension possibles.
Abdias incarnait le refus d’être purement objet du regard de l’Autre puisque ce regard qui chosifie est le même qui, historiquement totalitaire et raciste, transformait en un Autre, une autre race, une sous-humanité. Abdias do Nascimento faisait partie de ceux qui refusent d’être étudiés par ce regard venu de l’autre bord tant qu’il reste neutre, détaché, ne prend pas parti historiquement, philosophiquement, voire politiquement ; tant qu’il ne choisit pas d’accomplir la démarche de renverser sa perspective historique, et donc de descendre de sa condition d’observateur occupant un point de vue universel dominant pour approcher l’Autre, le comprendre, faire l’essai de son point de vue.
Dans le même temps, les grilles d’interprétation de l’observateur perdent leur caractère de référence commode et absolue. Dans ce processus, ce qui au départ prétend être étude de l’Autre ne peut que se dissoudre dans un cheminement vers l’Autre. Et c’est ce qu’Abdias et ses semblables formulaient en termes « d’éducation du Blanc ». La recherche ne saurait se faire sans la confiance de l’Autre sur qui nous avons choisi de porter notre regard, pour que ce regard s’enrichisse, s’ouvre, et en fin de compte effectue rétroactivement sur nous-même un travail d’apprentissage.
Gérard Police*
gerard.police@blada.com
26 mai 2011
* Gérard Police est docteur en études brésiliennes, maître de conférences à l’Université des Antilles et de la Guyane (IES de la Guyane).
Illustration extraite de Des informémonos, 19 mai 2011.
Un peu d'infos :
Le site de Abdias Nascimento : www.abdias.com.br
Sa biographie sur Convergencefm.com
Grioo.com : Abdias do Nascimento célèbre leader Afrobrésilien fête ses 93 ans
Afrikblog : Le Théâtre Expérimental du Noir de Abdias Do Nascimento
Afrikblog : Abdias do Nascimento : "S’ils le pouvaient, ils remettraient les noirs en esclavage"
Abdias do Nascimento, sur Wikipédia.
De Gérard Police, sur blada.com :
Mai 2009 : Sequestrer la coopération
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