Le hic, c’est qu’ici nous rechignons bien plus qu’ailleurs à identifier nos handicaps, ceux-là mêmes qui pourtant nous ligotent. Et pour cause. Dans le pays de René Maran, le verbalisme radical continue à servir de mètre étalon au développement. Comme si la pensée utopique, à s’affranchir des conditions de l’expérience, ne courait pas, autant aujourd’hui qu’hier, le risque de devenir dangereuse, du moins inopérante. Comme si, face au sempiternel « C’est la faute de l’Etat », la pensée des « compossibles », pour parler comme Leibniz*, c’est-à-dire le respect de la compatibilité des objectifs, n’était pas le b. a.-ba de toute pensée politique.
Soyons clairs. Si l’on mesure la cohésion d’une région à sa capacité de se donner des objectifs communs, alors il y a du souci à se faire pour la Guyane. La faute en incombe pour l’essentiel aux intellectuels, qui n’ont de cesse de répondre aux abonnés absents. Et, comme on pouvait s’y attendre, notre période électorale actuelle n’échappe pas à la règle. Or c’est précisément ce moment-là que, dans les démocraties en général, tous ceux qui exercent, dans quelque secteur que ce soit, des fonctions d’autorité ou seulement d’influence choisissent pour fixer les difficultés, rappeler les enjeux, proposer des solutions, dessiner des perspectives, esquisser les grandes orientations**. Chez nous, les agitateurs d’idées sont encore plus rares que le machoiran jaune. Il est tout de même extraordinaire par exemple que la décision de Christiane Taubira de ne pas se présenter, en 2008, aux municipales à Cayenne n’ait pas suscité la moindre interrogation, la moindre réflexion, le moindre débat public ni même le moindre début de commentaire. Et comme, de leur côté, les médias se révèlent incapables de traduire les vraies préoccupations de l’opinion, le sentiment général est celui d’un immense flottement : à propos, que faisons-nous ensemble ? Que voulons-nous en commun ?
A dire vrai, chacun vaque à ses propres affaires et défend ses propres intérêts en toute indépendance. La molle bienveillance propre à la démocratie incline chacun à juger légitimes les revendications de tous les autres, sans se demander si elles sont compatibles. Chez nous, la compassion tient lieu de solidarité et l’Etat sert de point de fuite à l’indifférence. Voyez ce qui s’est passé à propos de la récente grève des dockers. Le primat des intérêts particuliers sur l’intérêt général est devenu une conquête sacrée de la démocratie, comme la suppression du bagne en 1946.
La question est désormais de savoir si une Guyane à ce point indifférente à son destin collectif peut échapper longtemps à de profondes convulsions. Lorsqu’on inventorie les maux qui frappent notre pays, on observe dans les symptômes deux constantes : le refus de l’avenir, ou tout au moins la perte de confiance dans notre capacité de l’affronter ; l’effilochage du sentiment d’appartenance, plus précisément du tissu régional, tiraillé entre l’individualisme et sa traduction à l’échelle collective : le communautarisme.
Ce n’est pas rien. Le communautarisme se révèle à l’usage plus destructeur de lien social que la lutte des classes, qui avait au moins l’avantage de créer entre les groupes une sorte de dialogue armé.
Alors ? L’illusion suprême, celle que nous devons éviter à tout prix, serait d’imaginer que la politique détient à elle seule les moyens de guérir les maux dont souffre la Guyane. Les plus simplistes rêvent d’un grand coup de balai, les plus ambitieux d’une « rupture », les plus naïfs d’une refonte des institutions. C’est se méprendre. La Guyane, en vérité, ne s’en sortira pas sans une remise en cause culturelle et peut-être même morale. Le rôle des hommes politiques n’est pas d’agir à la place de la société : ni fondés de pouvoir, ni boucs émissaires.
On mesure ici l’étendue du travail qui attend nos intellectuels. La liberté, qui n’est jamais donnée, s’arrache à la prison de l’inégalité. Et pour la conquérir, il faut d’abord lire dans le grand livre des destinés sociales.
Encore faudrait-il que les intellectuels guyanais ne perdent pas de vue que nos collectivités locales n'ont, d'une façon générale, ni la vocation ni les moyens de contrecarrer des politiques nationales. Elles peuvent tout au plus les corriger, en bout de chaîne, ou au contraire les compléter et exercer leur action propre, qui n'est pas négligeable, sur la vie quotidienne de nos concitoyens.
René Ladouceur
rene.ladouceur@wanadoo.fr
Mars 2008
*Philosophe allemand
**A l'exception notable d'Expertise&Développement, le Club d'étude et de réflexion que préside Nestor Radjou, qui a organisé le 28 février dernier un dîner-débat sur le thème « La commune, acteur du développement local ».
Du même auteur, sur blada.com :