Il arrive que des amis nous adressent un au revoir dont ils ignorent, dont nous ignorons, qu’il est un adieu. Leur absence devient alors le compagnon de nos silences, le témoin de nos égoïsmes et le miroir de toutes nos petites lâchetés. Il y a deux semaines, au téléphone, Jerry, qui venait de reprendre son travail, me parlait de ses projets. Oui, de ses projets ! Aujourd’hui, il laisse une femme et deux enfants. Dans sa lourde besace, Jerry laisse aussi des toiles et une soixantaine de dessins satiriques, esquissés, dans
La Semaine Guyanaise de l’époque, sous l’audacieux pseudonyme de Pripri. Au reste, c’est à
La Semaine Guyanaise que nos liens se sont forgés. A telle enseigne que, un an après, nous avons projeté de publier ensemble ces dessins, lui dans l’esquisse, moi dans le commentaire. Notre projet n’a pas abouti mais, avec le recul, il souligne parfaitement les failles secrètes de Jerry, qui aimait l’air pur, le silence et l’humour. Dans Pripri, plus notre chroniqueur se livre, mieux se dessine, en creux, le douloureux visage d’un idéaliste. Un de ceux dont Stendhal, dans
Lucien Leuwen, écrivait qu’ils : «
tendent les filets trop haut ». A dire vrai, quand Jerry m’a proposé ses services dans
La Semaine Guyanaise, j’ai redouté une énième réflexion sur la décadence de cette Guyane que l’on présentait déjà tour à tour comme morose, moisie, pasteurisée, repliée sur elle-même ou tout simplement en train de tomber. Cette crainte n’a duré, cependant, qu’un instant. Jerry René-Corail n’était pas une pleureuse à la Pancho, qui officie dans le
TV Magazine. La Guyane demeure un pays qu’il aimait, et qu’il tenait pour bien vivant, quitte, au détour d’un trait de plume, à en stigmatiser les essoufflements et les failles, à moquer son image d’Epinal de province endormie. Les inconditionnels de l’artiste-peintre n’ont pas tardé à remarquer que Pripri était avant tout un parcours fléché au travers de ces idéaux mort-nés et de ces manichéismes abusifs qui jalonnent, pour partie, l’histoire contemporaine guyanaise. Dans les flèches qu’il décochait contre RFO, le PSG, le carnaval, Jerry, pour tout dire, n’avait pas son pareil pour analyser les causes lointaines du mal guyanais : cette tendance pernicieuse au repli dans l’histoire locale dont la dépossession séculaire aurait été l’ultime alibi. Sa lanterne dans les dédales de notre histoire ? Les livres, à commencer par le sien,
La Clef du temps, paru en 2000. Il en va des livres comme des vins. Certains sont à boire tout de suite. Ce sont des livres de campagne, d’un usage courant, parfois agréables mais vite lus et vite digérés. D’autres sont à mettre à la cave en attendant qu’ils mûrissent. Ce sont des livres de garde.
La Clef du temps relève plutôt de cette catégorie. D’où sans doute le persistant goût d’inachevé que procure sa lecture.
René Ladouceur
rene.ladouceur@wanadoo.fr
Mai 2006