Les communautés autochtones et locales
veulent maîtriser leur biodiversité
par Alexis Tiouka
Spécialiste en droit international
et en droits des peuples autochtones
Un article en page 2 du France-Guyane daté du mercredi 26 février 2014 m'a interpellé. Cet article, titré « La Région veut maîtriser sa biodiversité », évoque entre autres la question de l'accès aux ressources génétiques et au partage des avantages. Il y est indiqué que la Région veut "gérer elle-même la biodiversité guyanaise" et qu' "Hélène Sirder veut étendre à toute la Guyane le dispositif relatif aux APA existant dans le Parc national". Résumons : la Région veut que les avantages soient "partagés" en sa faveur... Il me semble que cette institution laisse de côté une question cruciale dans ce domaine, celle des communautés autochtones et locales. Le dispositif que Mme Sirder souhaiterait voir étendre à l'ensemble de la Guyane n'aborde cette question qu'en surface.
Voici les orientations tels qu'elles étaient déclinées lors du Congrès des élus régionaux et départementaux du 21 juillet 2011 : "Les avantages découlant de l'utilisation et de la commercialisation des ressources génétiques et/ou biologiques ainsi que des connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques et/ou biologiques, sont partagés de manière juste et équitable entre l'ensemble des parties concernées. [...]. La collectivité régionale s'assurera que la propriété intellectuelle ne sera pas préjudiciable aux pratiques et coutumes traditionnelles des populations autochtones et locales." On constate que les "parties" ne sont pas nommées, et que les communautés autochtones et locales ne sont mentionnées que dans une partie évoquant le fait qu'il n'y aura pas de préjudice pour leurs pratiques et coutumes traditionnelles.
De ce point de vue, la Charte est tout aussi vague... Il y est rappelé qu'il existe un Code de bonne conduite et que le Parc a déjà mis en place des actions en vue "de favoriser l'acquisition et le partage des connaissances sur [ses territoires], au service des enjeux du territoire, en s'appuyant sur la recherche et les connaissances des communautés autochtones et locales." Il existe donc une procédure qui prévoit que les instances de cet établissement public consultent les communautés autochtones et locales au travers des représentants des autorités coutumières nommés au conseil d'administration et comité de vie locale, sur la base de quoi le Conseil scientifique formule "un avis éclairé".
Cela fait beaucoup de filtres :
1) c'est le Parc qui a la main mise sur une consultation, elle même basée sur des personnes qui font partie du conseil d'administration et comité de vie locale de ce même établissement ...,
2) ce sont les membres du conseil scientifique de ce même établissement qui donnent l'avis final. Qui décide alors ? Le Parc !
Quant aux orientations de la Charte, elles posent tout autant de problèmes :
"1. Autorisation de l’accès aux ressources génétiques et biologiques
Tout projet d’accès aux ressources génétiques ou biologiques, en vue ou non d’une utilisation de ces ressources, est soumis à autorisation du président de la Région, sur avis conforme du président du Département et après consultation de l’établissement public du Parc national, avec avis du conseil scientifique. Les projets qui n’utilisent pas de ressources génétiques ou biologiques (taxinomie – suivi écologique) entrent dans le champ d’application des orientations, cependant ils pourront faire l’objet, au cas par cas, d’une procédure simplifiée. Sont exclues du champ d’application toutes les utilisations locales à des fins personnelles et non commerciales."
Aucune mention des communautés autochtones et locales ...
"2. Partage des avantages
Les avantages découlant de l’utilisation et de la commercialisation des ressources génétiques ou biologiques ainsi que des connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques ou biologiques, sont partagés de manière juste et équitable entre l’ensemble des parties concernées. Ce partage est soumis à des conditions convenues d’un commun accord, matérialisées par une convention soumise à l’autorisation et à la signature du président de Région ou son délégué.
Les avantages ne sont pas limités aux seuls avantages monétaires et peuvent revêtir des modalités multiples, ainsi qu’il résulte de l’annexe I du protocole de Nagoya du 23 octobre 2010, la liste n’étant pas exhaustive."
Là encore, aucune mention des communautés autochtones et locales. On évoque des "parties" mais sans donner aucune précision. Si les communautés autochtones et locales sont implicitement prévues dans ces "parties", on peut aussi se demander selon quelles modalités : des individus ? Des groupes ? Des collectivités ? La question du droit collectif est-elle prise en compte ? Beaucoup de questions pour lesquelles il n'y a pas beaucoup de réponses tant ces orientations restent vagues.
"3. Consultation et concertation avec les communautés autochtones et locales
Sur les territoires concernés par le Parc amazonien de Guyane, l’accès aux ressources génétiques en vue de leur utilisation, et plus largement aux ressources biologiques dès lors que cet accès concerne les savoirs traditionnels qui y sont associés, est soumis, après une phase de concertation, à l’avis des communautés autochtones et locales concernées."
On y arrive ... Mais avec des limitations. Qui décide que cela concerne des savoirs traditionnels ? Et si ces savoirs étaient tout simplement le fait d'avoir un guide ou de demander où se trouve telle ou telle plante, ou encore d'avoir des entretiens informels avec des anciens. Seraient-ils pris en compte ? On consulte, on concerte mais on voit bien que les décisions sont prises en amont. Et encore une fois, on consulte qui ? Comment ? Et la consultation n'implique pas le partage des avantages.
"4. facilitation de l’accès à la connaissance
L’accès aux ressources génétiques ou biologiques qui n’a pas d’autre objet que la connaissance (systématique, taxonomie, composition et fonctionnalités des écosystèmes, suivis écologiques) est soumis, en interne à l’établissement public du Parc amazonien de Guyane, à une procédure simplifiée qui ne requiert pas la consultation et la concertation avec les communautés autochtones et locales.
En revanche, si cet accès à la connaissance concerne des bassins de vie des communautés autochtones et locales et/ou des sites de mémoire ou cultuels, il est soumis à la consultation et la concertation avec les communautés autochtones et locales.
Quelle que soit la nature du projet, un exemplaire de chaque échantillon prélevé sera conservé dans une collection située en Guyane, chaque fois que cela est possible, et à défaut dans les collections du MNHN, dans la perspective de valoriser les connaissances en Guyane. L’accès aux données génériques et aux résultats de la recherche devra être rendu public, dans un langage compréhensible pour les communautés concernées et par des moyens appropriés."
Nouvelles limitations. Et avec les mêmes questions que celles évoquées dans les commentaires sur le point 3 concernant la manière dont ces connaissances sont acquises, et l'implication éventuelle d'individus sans que cela soit formalisé. Comme le souligne le professeur S. James, rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, dans son discours d'ouverture du 3 février 2014 de la 26e session de l'OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle), "on ne peut faire la distinction entre les ressources naturelles génétiques et autres. Si une ressource génétique a été traditionnellement utilisée par un peuple autochtone, elle fait partie intégrante de la culture de ce peuple, et les connaissances associées à cette utilisation traditionnelle sont protégées par le droit à la culture." Il n'y a donc pas lieu de faire une distinction entre des recherches qui n'auraient d'autre objet que la connaissance et des recherches portant - ou s'appuyant - sur des savoirs traditionnels : les "deux catégories, "ressources génétiques" et "connaissances traditionnelles" [doivent être considérées] comme un ensemble intégré" (idem). S. James ajoute que l'article 2 de la Convention sur la Diversité Biologique sous-entend aussi que "ressources génétiques et savoirs traditionnels ne peuvent pas être séparés l'un de l'autre." Du moment que ces recherches portent sur des ressources qui ont été traditionnellement utilisés par les communautés autochtones et locales. De plus, on sait très bien que la notion de bassins de vie dans le cas de ces communautés ne peut pas être pensée selon un modèle occidental. L'ensemble du territoire est leur bassin de vie. Enfin, tant le Parc que l'Etat et la Région continuent d'agir comme si le principe de la terra nullius qui a "justifié" la colonisation des terres et des ressources naturelles des Amériques était encore valide. S. James rappelle que cette doctrine a été jugée invalide compte tenu de sa nature intrinsèquement discriminatoire. Le Parc évoque les enjeux de ses territoires, la Région ceux de son territoire. Mais ces territoires et ces ressources sont historiquement ceux des communautés autochtones qui y vivaient. Il ne saurait donc être question d'accepter qu'une telle distinction soit faite entre les différents types de recherches menées.
Il me semblerait donc plus que souhaitable que la Région avant de s'approprier un tel dispositif mène une réflexion plus poussée sur la question de l'accès aux ressources naturelles et au partage des avantages. Je me permets donc maintenant de poser les bases d'un "nouveau" débat et de faire quelques propositions.
Il me semble tout d'abord qu'il faut poser les vraies questions qui sont derrière la question de l'accès aux ressources génétiques et du partage des avantages :
Des propositions ?
Il faut créer une nouvelle instance constituée de représentants des communautés autochtones et locales qui participerait véritablement au processus décisionnel, et pas uniquement avec un rôle consultatif (avis contraignant). De plus cette instance ne devrait pas être constituée uniquement de chefs coutumiers : jeunes, anciens, femmes, artisans, etc. Les contenus des contrats de bioprospection doivent inclure les éléments suivants : rapport listant les ressources génétiques et les savoirs traditionnels qui leurs sont associés et qui ont été utilisés de manière directe ou indirecte (localisation des ressources, par exemple) et de manière formelle ou informelle. Il faut de véritables preuves du consentement libre et informé des communautés concernées (tenir compte des questions de maîtrise de la langue française à l'oral et à l'écrit, s'assurer que les intermédiaires ne soient pas des personnes appartenant à une institution de l'Etat). Enfin, le partage équitable des bénéfices pourrait se faire à deux niveaux : bénéfices matériels (monétaire ou autre), bénéfices non matériels (actions de valorisation auprès des populations, création d’un fonds documentaire regroupant l’ensemble des recherches menées sur les ressources génétiques, formation des populations autochtones et des communautés locales, aide à la valorisation de leurs savoirs). Les bénéficiaires pourraient être les personnes directement impliquées dans l’accès aux ressources génétiques ou les communautés concernées. On pourrait par exemple envisager la création d’une structure qui aurait la charge de gérer ces bénéfices et d’en faire bénéficier les communautés sous la forme de développement local. La question des avantages et des bénéfices doit être pensée au regard du droit collectif. La simple rémunération des personnes impliquées dans la recherche n'est pas suffisante. On doit bien entendu rémunérer la personne qui appuie le chercheur dans sa recherche (en tant qu’informateur), et cela devrait être posé comme condition de toute recherche menée sur le terrain concerné. Mais la rémunération n’est pas suffisante. Il conviendra de trouver un mode de partage des bénéfices qui puisse bénéficier à la communauté ou à la population dans son ensemble (les savoirs sont communautaires, collectifs). De plus, une réflexion doit être menée sur les bénéfices non matériels tels que les publications et autres productions « publiques » de la recherche. Il faudra définir les règles de déontologie ainsi que des restrictions éventuelles de publication (limitée dans le temps comme dans le cas de la recherche avec des partenaires industriels) pour permettre aux communautés et populations de mettre en place des mécanismes de protection éventuels (dépôt de marque ou de provenance, etc.).
Alexis Tiouka
mars 2014
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