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De la revendication à l’entrée en politique
(1984 – 2004)

Par Gérard Collomb
Anthropologue, chargé de recherche au CNRS, membre du LAIOS /EREA

Article paru dans « Guyane : le renouveau amérindien », Ethnies.
Droits de l’homme et peuples autochtones n° 31-32, printemps 2005,
Survival International (France)

 

L’histoire de la Guyane française – département français d’outre-mer en Amérique du Sud – a donné ici au mouvement amérindien un profil particulier par rapport aux autres expressions politiques autochtones dans le sous-continent : l’intégration des « indigènes » à la nation française, dans les années 1960, les a en effet placés dans un cadre constitutionnel a priori peu favorable à des revendications spécifiques ; et depuis une dizaine d’années, les organisations autochtones de Guyane ont également à prendre en compte l’expression d’une identité nationale guyanaise, dont les Amérindiens sont aujourd’hui partie prenante au même titre que les autres composantes ethniques du pays, mais dont ils craignent qu’elle n’ait comme conséquence de nier à nouveau leur existence comme peuple.

La question de la place qui est faite aux sociétés indigènes en Guyane se pose d’abord aux populations amérindiennes établies sur le littoral (Kali’na, Lokono, Palikur), qui ont été confrontées de longue date à la colonisation, et qui subissent de plein fouet les effets de l’évolution économique et sociale que la Guyane a connue depuis une vingtaine d’années. Le mouvement autochtone, en ce qu’il entreprend de s’approprier les règles d’un jeu qui lui est demeuré longtemps étranger, reste donc encore pour une large part animé par ces peuples du littoral, et surtout par les Kali’na, qui lui ont imprimé une marque particulière. Les peuples du sud (Wayãpi, Teko, Wayana) ont connu une histoire quelque peu différente, ils ne font que depuis quelques années leur entrée (désormais à marche forcée) dans une certaine « modernité » technologique, économique et politique. Mais l’arrivée à l’âge adulte de nouvelles générations scolarisées a fait émerger des voix à travers lesquelles s’expriment les inquiétudes ou les interrogations que suscitent le développement de l’orpaillage sur les terres ancestrales, et la création du futur Parc national. Ainsi, par-delà la diversité des situations que vivent les uns et les autres et par-delà les choix politiques qui peuvent être faits, la « question amérindienne » en Guyane est bien l’expression de la profonde unité des difficultés rencontrées au quotidien par l’ensemble des communautés autochtones, formant des interrogations et dessinant des perspectives politiques qui tendent désormais à devenir communes.

« Nous voulons obtenir la reconnaissance de nos droits aborigènes, c’est-à-dire la reconnaissance de nos droits territoriaux, de notre droit à demeurer Amérindiens, et à développer nos institutions et notre culture propres (1). » Le discours de Félix Tiouka, jeune président de l’Association des Amérindiens de Guyane française (AAGF), lors du premier Rassemblement des Amérindiens de Guyane en 1984 dans le village d’Aouara, avait formulé une vigoureuse critique de l’attitude de la France envers les communautés amérindiennes, provoquant le scandale et suscitant la réaction du représentant de l’État, qui avait quitté les lieux (Grenand, 1985). Prononcé par le représentant d’une nouvelle génération kali’na, ce discours annonçait l’entrée des populations autochtones dans un espace politique – national et régional – à l’écart duquel elles avaient jusqu’alors été maintenues : le fait amérindien en Guyane cessait après cette manifestation de n’être qu’un objet défini par et pour la communauté des ethnologues.

Moment fondateur, auquel on se référera jusqu’à aujourd’hui, le Rassemblement de 1984 a fixé durablement l’image du mouvement amérindien en Guyane française, en avançant un certain nombre de revendications qui allaient être reprises tout au long des années suivantes. C’est aussi à cette occasion que se sont révélés les jeunes leaders qui ont marqué pendant une quinzaine d’années la vie politique des communautés autochtones, dans leur articulation avec l’État et les collectivités territoriales de Guyane. Une dizaine d’années après le Rassemblement, la Fédération des organisations amérindiennes de Guyane (FOAG) (2) a succédé à l’AAGF, en élargissant sa base et en s’efforçant de faire une place plus grande aux représentants des peuples du sud de la Guyane. Au cours des vingt dernières années, l’AAGF puis la FOAG ont orienté principalement leur action en direction de l’État, vers ses institutions et son appareil administratif. L’enjeu majeur est resté jusqu’à aujourd’hui celui de la terre et de la reconnaissance d’un rapport spécifique au sol et à ses usages, la revendication qui était au cœur du discours de 1984.

La terre et la communauté
Les problèmes nés d’une concurrence sur les usages du sol sont au centre des revendications autochtones en Guyane, mais ils se posent d’une manière quelque peu différente aux Amérindiens de la forêt du sud et aux populations côtières. La menace d’une perte des territoires traditionnels semble en effet parfois lointaine dans l’intérieur, où les villageois ont encore aujourd’hui le sentiment de disposer d’espace pour la chasse et pour le déplacement des abattis. Mais cette vision tend à s’estomper devant les fortes pressions qui s’exercent désormais sur cette zone à travers le développement de l’orpaillage (légal et illégal), dont les conséquences sanitaires et sociales sont d’autant plus dramatiques que la sédentarisation progressive des familles amérindiennes empêche désormais la mise en œuvre des stratégies traditionnelles de déplacement des villages. Sur le littoral, les Kali’na, les Palikur et les Lokono ont été directement confrontés à la concurrence d’autres populations (créoles et bushinenge surtout) et à celle des institutions de l’État, sur leurs zones de chasse et d’abattis et sur les espaces disponibles pour l’établissement des villages, suscitant une prise de conscience qui allait mener à la formation de l’AAGF.

Pendant une vingtaine d’années, le mouvement indigène en Guyane a tenté de faire admettre par l’État et ses représentants les principes qui avaient été énoncés en 1984, et de négocier un aménagement à la loi commune reconnaissant aux Amérindiens un droit à vivre sur un territoire propre. Cette revendication sur la terre sembla recevoir une réponse partielle en 1987, lorsque l’État reconnut aux « communautés d’habitants qui tirent traditionnellement leur subsistance de la forêt » la possibilité de se voir attribuer des droits d’usage collectifs sur les espaces qu’ils occupent « pour la pratique de la chasse, de la pêche et, d’une manière générale pour l’exercice de toute activité nécessaire à la subsistance de ces communautés (3) », et de bénéficier de concessions pour « pourvoir à l’habitat de leurs membres ». La décision avait été perçue en son temps comme une solution au problème de la dépossession foncière des Amérindiens, mais elle n’apportait en fait aucune véritable reconnaissance juridique, et cette disposition, temporaire et révocable par l’autorité, ne faisait que constater et tolérer un usage. D’autre part, sa mise en application restait soumise à l’accord des communes sur le territoire desquelles se trouvaient les terres demandées, dont les élus pour la plupart refusent le principe de voir accorder une telle dérogation aux Amérindiens.

Quinze ans après cette timide réponse apportée aux revendications amérindiennes, peu de demandes d’attribution de droits d’usage ont pu aboutir, celles qui avaient reçu satisfaction se trouvant parfois contestées dans les faits. Et des situations locales qui semblaient durablement installées dans une sorte d’équilibre entre la législation nationale et les pratiques communautaires autochtones se trouvent brutalement remises en question par les projets d’aménagement de certaines communes, comme à Kourou ou à Saint-Laurent-du-Maroni. Longtemps considérées comme des espaces sans grande valeur, les terres sur lesquelles vivent les Amérindiens dans les zones littorales urbanisées sont désormais investies par d’autres logiques économiques, sociales ou institutionnelles, portées par d’autres composantes de la population guyanaise. La revendication amérindienne sur la terre, qui était depuis vingt ans au cœur des rapports que les communautés indigènes entretiennent avec l’État, semble donc aujourd’hui déboucher dans une sorte d’impasse, l’État ne souhaitant pas trancher en faveur des Amérindiens contre d’autres groupes – politiquement plus forts dans l’espace régional.

Mais la décision de 1987 n’était pas seulement limitée dans ses possibilités d’application, elle proposait aussi une lecture restrictive et littérale de la revendication d’un « droit à la terre », qui en diminuait singulièrement la portée : attribuant des « droits d’usage », l’État prenait en considération l’agriculture, ou la chasse et la cueillette, alors même que les populations amérindiennes du littoral tirent de moins en moins leur subsistance de la forêt. En regard, les responsables amérindiens ont tenu depuis vingt ans sur cette question un discours qui, si on l’entend bien, est porteur d’autre chose que de cette seule reconnaissance d’un territoire de parcours, et des ressources qu’il procure. Ce discours s’est construit en référence à un modèle d’espace social et politique pensé comme distinct du modèle européen dominant, le modèle de ce que les leaders autochtones désignent dans leurs discours comme la communauté (4). C’est ainsi qu’il faut comprendre, par exemple, le combat obstiné mené dans le village amérindien de Kourou contre la volonté du Conseil municipal de délimiter les parcelles occupées par les familles et de les céder – pour un prix symbolique – à leurs occupants en tant que terrains privés : « C’est un principe qui s’oppose totalement à notre tradition, à nos coutumes, aux fondements mêmes de notre communauté basée sur la possession commune des terres par l’ensemble des habitants d’un même village. » (Déclaration de J.-A. Charles, chef coutumier du village de Kourou au quotidien France-Guyane, 16/11/93). Et en 1998, les responsables amérindiens de Guyane rassemblés pour mettre en place un « Haut Conseil coutumier » rappelaient que : « En tant que peuple autochtone, nous avons droit à la propriété communautaire de nos terres traditionnelles en surface et en quantité suffisante pour la conservation et le développement de nos formes de vie. […] Nous réaffirmons avec insistance que l’ordre social, juridique et spirituel est sous l’autorité du Chef et de son conseil coutumier » (Déclaration de Bellevue-Yanu 27/05/98). La référence à la « communauté » et à « l’autorité coutumière », qui a fait l’objet d’un fort réinvestissement symbolique de la part de la FOAG et des principaux leaders autochtones au cours de ces dernières années, n’est pas qu’un thème obligé du discours « autochtone »; elle manifeste l’intention de donner aux sociétés amérindiennes en Guyane une forme institutionnelle lisible, légitimée et opposable aux institutions de l’État.

L’ouverture internationale
La reconnaissance d’une présence culturelle et politique spécifique des Amérindiens en tant que tels dans l’ensemble national, comme on avait pu la voir se dessiner depuis quelques années dans des contextes proches, en Colombie, au Brésil ou dans différents pays andins, semblait décidément rester hors d’atteinte en Guyane, où la France n’entendait pas donner une forme juridique et constitutionnelle à la spécificité culturelle, sociale, politique des communautés autochtones. Une nouvelle voie a alors été empruntée, qui a ouvert sur une action conduite au sein d’un espace politique et institutionnel plus vaste, à partir duquel il paraissait possible de mieux peser sur l’État : en 1992, lors du congrès fondateur de la Fédération des organisations amérindiennes de Guyane, Félix Tiouka rappelait que la « question amérindienne » n’avait jusqu’alors pas reçu de réponse satisfaisante de la part de l’État; il proposait qu’elle soit désormais portée au plan international, et que la revendication s’appuie sur l’établissement de solidarités indigènes régionales.

Dès sa création au début des années quatre-vingt, l’AAGF s’était rapprochée d’organisations non gouvernementales (au nombre desquelles Survival International) qui représentaient un espace d’amplification des actions entreprises. Dans le même temps, les leaders amérindiens avaient pris conscience de la place que le mouvement autochtone avait conquise dans la vie politique et culturelle au Canada et aux États-Unis (Chalifoux, 1992). Les années suivantes ont conduit à la participation de responsables amérindiens à des rencontres associant d’autres organisations indigènes du sous-continent, en particulier au sein de la Coordinadora de las Organizaciones Indigenas de la Cuenca Amazónica (COICA5), à laquelle la foag avait adhéré dès la fin de 1992, et dont le Kali’na Jocelyn Thérèse est aujourd’hui le vice-coordinateur général. Enfin, la participation de responsables politiques tels que Jean-Aubéric Charles, Jocelyn Thérèse et Alexis Tiouka à divers forums internationaux consécutifs au Sommet de Rio (Convention sur la biodiversité) et aux groupes de travail sur les peuples indigènes formés à Genève dans le cadre des Nations-Unies a représenté plus récemment une autre étape : depuis 1997, les représentants de la foag sont associés aux travaux des diverses Commissions qui rédigent un projet de Déclaration des droits des peuples autochtones.

Leur présence dans l’arène internationale a permis aux leaders amérindiens de se réapproprier la capacité à définir eux-mêmes le « fait amérindien » dans l’espace politique et social de la Guyane. Ils ont réussi par là à briser le rapport exclusif à la France et à l’État hérité de la colonie, qui les enfermait dans une histoire et dans des représentations strictement occidentales. Alors qu’ils devaient jusqu’alors se penser plutôt comme des « minorités » dans l’ensemble national, les Amérindiens peuvent désormais s’appuyer sur des catégories telles que « peuple indigène » ou « peuple autochtone », à travers la référence à un certain nombre de textes internationaux qui les fondent : Déclaration universelle des droits de l’homme, Convention 169 de l’Organisation internationale du travail, travaux de la Commission des droits de l’homme des Nations-Unies… Ce glissement sémantique donne une autre dimension à la revendication amérindienne en Guyane, qui rejoint alors celle de la grande communauté indigène mondiale : « Nous sommes un peuple. Nous sommes Kali’na, Teko, Lokono, Palikweneh, Wayãpi, Wayana. Nous possédons un territoire propre. Nous formons une société organisée de personnes autochtones et nous faisons partie de la communauté des peuples indigènes à l’échelle mondiale. Nous sommes les premiers habitants de notre territoire, nous l’occupons et nous y gouvernons nous-mêmes depuis les temps immémoriaux. » (Résolution finale du Deuxième Congrès des organisations amérindiennes de Guyane, décembre 1996). Désormais installée au cœur du discours amérindien, cette référence à l’autochtonie comme une notion produite et validée par le droit international, a aidé à ce que se dégage pour les Amérindiens de Guyane un horizon que leur « francisation » semblait avoir fermé sur leur progressive intégration à un ensemble national indifférencié.

La Guyane et les Guyanais : quelle place pour les « indigènes »?
Mais il ne s’agit plus seulement désormais pour la foag de s’opposer à l’État et de dénoncer la tutelle imposée aux Amérindiens; l’attention, désormais, s’est déplacée vers un nouvel espace politique auquel le programme de décentralisation et de régionalisation engagé à partir de 1982 par la France a donné forme en Guyane. Les Amérindiens entendent désormais se voir reconnus comme acteurs, et légitimés en tant que tels, dans le processus de maturation d’un ensemble de type national « guyanais », quelle que soit par ailleurs la forme institutionnelle que prendra cette entité à court ou à moyen terme.

Le développement du mouvement revendicatif amérindien, au début des années 1980, avait été contemporain de l’émergence en Guyane d’un débat sur la définition d’une identité collective « guyanaise ». Ainsi que l’a montré M.-J. Jolivet (1990) celle-ci a longtemps été portée par les seuls créoles – démographiquement largement majoritaires et politiquement dominants – et nourrie du modèle et des valeurs de l’« assimilation » à la société et à la culture françaises métropolitaines; cette manière de penser l’identité guyanaise instaurait une hiérarchie distinguant les créoles des autres groupes présents de longue date dans l’espace guyanais – Amérindiens et Bushinenge, considérés comme « primitifs » parce que restés en marge du processus d’assimilation. Au cours des années 1970 et 1980 la situation a sensiblement changé, et le rapport entre les créoles et les autres composantes de la population guyanaise s’est modifié. À cette époque, le processus de la créolisation ne pouvait plus intégrer aussi efficacement des flux migratoires (en provenance du Brésil, d’Haïti, du Surinam…) qui s’étaient considérablement développés pendant des années économiquement fastes (Mam-Lam-Fouck, 1996). Ces transformations, et singulièrement l’apport des migrants, ont multiplié par trois en trente ans la population de la Guyane, et largement augmenté la diversité culturelle du pays. Dans le même temps, les populations jusque-là tenues à l’écart (Amérindiens, Bushinenge) étaient entrées sur la scène politique; connaissant un sensible renouveau démographique, elles entendaient jouer désormais un rôle dans l’espace politique et économique régional.

Cette situation nouvelle a conduit les différents groupes à redéfinir les relations qu’ils avaient entretenues les uns avec les autres au cours de l’histoire, et à construire leurs rapports aux nouveaux arrivants. La prééminence démographique, culturelle, politique, du groupe créole, qui est passé progressivement de l’état de population majoritaire à celui de principale minorité, s’est fragilisée : il est dès lors devenu nécessaire de rechercher d’autres référents pour définir la « guyanité » que les créoles avaient jusque-là incarnée en quelque sorte à eux seuls, alors même que le modèle assimilationniste et la relation à la France qu’il mettait en place montraient leurs limites et faisaient l’objet d’un rejet croissant (Jolivet 1990). Désormais, au débat politique régional, qui posait depuis les années 1970 la question du lien rattachant la Guyane à la France et qui ouvrait sur la revendication d’une plus large autonomie, s’ajoutait une interrogation nouvelle sur la nature de la communauté que devraient former à l’avenir les trois composantes historiques de la « guyanité » – Amérindiens, Noirs-marrons et créoles – auxquelles se joignent quelques-unes des populations migrantes considérées comme en voie d’intégration à la société guyanaise.

Certes, le poids politique réel des Amérindiens reste modeste en Guyane, mais ils pèsent d’un poids symbolique important dans de tels débats, qui engagent les notions d’autochtonie et d’identité, autour de la définition de ce que peut être ce pays taillé par l’histoire entre le Brésil, le Surinam et l’océan Atlantique. La revendication autochtone se trouve ainsi placée aujourd’hui – un peu comme un contre-exemple – au centre des interrogations sur la nature d’une nouvelle guyanité qui ne serait plus (ou plus seulement) centrée sur la culture créole, suscitant parfois la crainte de voir se développer « une sorte de balkanisation spatiale et culturelle de la Guyane6 »; la formule se réfère ici sans doute aux conséquences de l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie, mais elle évoque tout autant pour les Guyanais la guerre civile à base ethnique qui a touché le Surinam pendant dix années, provoquant l’exil en Guyane de milliers de réfugiés. La Guyane est prise désormais dans des difficultés sociales et économiques croissantes, qui conduisent à interroger le devenir d’une situation postcoloniale que la France semble bien avoir de plus en plus de mal à assumer.

La construction d’un ensemble national en devenir, et la revendication d’identités ethniques irréductibles inscrites dans des espaces et des temporalités spécifiques, représentent les deux termes d’une question décisive aujourd’hui dans une terre telle que la Guyane : quelle place accorder à des affirmations ethniques héritées de l’histoire, porteuses de division et de conflits potentiels autant qu’elles le sont de richesses culturelles et de dynamique économique ou sociale? Des interrogations de cet ordre ne sont pas seulement adressées aux Amérindiens, elles surgissent également à propos de la situation d’autres minorités en Guyane. Ce fut ainsi le cas récemment, lorsqu’il fut question de scinder en deux entités administratives la commune de Roura, une commune créole ayant accueilli sur son sol une importante communauté hmong réfugiée du Laos à la fin des années 1970, et d’instituer le village hmong en une nouvelle commune. L’opposition au projet fut d’emblée générale de la part de la classe politique créole, dix ans après la création de la commune amérindienne (kali’na) d’Awala-Yalimapo, formée en 1989 par détachement d’une partie de la commune créole de Mana, qui représente aux yeux de ceux qui le dénoncent l’exemple d’un « communautarisme » ancré dans le passé (7).

De nouveaux enjeux ?
Vingt années se sont écoulées, une génération nouvelle est apparue, mais les principales questions posées lors du rassemblement de 1984, sur la reconnaissance des langues et des cultures amérindiennes et sur le statut des terres communautaires, n’ont pas reçu de la part de l’État les réponses attendues. La question foncière, en particulier, n’a pu faire l’objet d’un traitement à la hauteur des attentes autochtones. Ainsi que le montrent Brigitte Wyngaarde et Francis Dupuy dans ce numéro, la situation devient problématique dans les villages du sud confrontés aux pressions de l’orpaillage et menacés par une ouverture au tourisme prématurée et non maîtrisée; et Jean-Aubéric Charles nous rappelle qu’elle s’est sensiblement dégradée dans plusieurs villages du littoral, là où (comme à Kourou et à Saint-Laurent-du-Maroni) les réalités autochtones gênent l’extension urbaine et les profits immobiliers associés.

Devenus il y a trente ans « citoyens français », les Amérindiens se sont quelque peu épuisés à essayer de se voir reconnaître cette spécificité que l’État ne veut, et au fond ne semble pas pouvoir leur accorder, le rapport de force démographique et politique en Guyane jouant en leur défaveur. Les plus pessimistes – ou les plus lucides – parmi les leaders autochtones s’interrogent. Marginalisés et malmenés tout au long de l’histoire coloniale, les peuples amérindiens de Guyane n’ont longtemps eu comme destin que de disparaître, physiquement ou culturellement. Aujourd’hui, ces peuples sont toujours là; mais, à nouveau, ne leur proposerait-on que ce choix : revêtir encore et toujours les habits du « sauvage » ou du « primitif » dont l’Occident colonial les a si longtemps affublés, et dans lesquels certains voudraient les maintenir? Ou accepter de s’évanouir comme peuples, et voir disparaître leurs cultures, dès lors reléguées au musée? Ce serait alors prendre le risque de voir se creuser encore plus le fossé séparant les jeunes générations, qui constituent dans les villages une bonne moitié de la population, de leurs racines et de leurs références culturelles; ce serait aussi sans aucun doute voir croître la distance entre cette jeunesse amérindienne et les autres composantes de la société guyanaise et, demain peut-être, la pousser vers les extrêmes. La violence que les jeunes Amérindiens s’infligent à eux-mêmes à travers le suicide, tant dans les villages de l’intérieur que sur le littoral, est à cet égard un signe grave d’un malaise culturel et social croissant.

En grande difficulté d’insertion économique, culturelle et sociale dans le monde occidental, en profond échec scolaire, les jeunes générations amérindiennes sont dans le même temps porteuses d’aspirations à consommer les signes d’une aisance que l’Occident leur laisse croire comme aisément accessible. Et elles se sont déjà installées à quelque distance de l’univers culturel et spirituel et de la forme sociale communautaire, dans lesquels leurs aînés peuvent encore aujourd’hui trouver leurs repères (8).

Mais dans le même temps, un nouvel horizon politique semble se dessiner en Guyane même, que les Amérindiens ont entrepris d’investir, comme en témoignent les candidatures autochtones lors des dernières élections régionales et cantonales, au-delà des affiliations partisanes particulières : le jeune maire kali’na de Awala-Yalimapo, Jean-Paul Fereira, candidat sur la liste du parti socialiste guyanais au titre de l’« ouverture » de ce parti historiquement plutôt créole, occupe aujourd’hui une place de vice-président du Conseil régional, configuration inédite en Guyane et proprement impensable lors des précédents scrutins; Brigitte Wyngaarde, chef coutumier du village lokono de Balaté, tête de liste régionale des Verts, a obtenu un résultat tout à fait intéressant dans le contexte particulier de la Guyane, faisant naître une nouvelle figure politique, amérindienne et féminine; enfin, dans la commune de Camopi, Laurent Yawalou, jeune élu municipal, a bousculé des décennies de clientélisme au profit des élus du bourg créole voisin en imposant à l’UMP de soutenir sa candidature d’Amérindien wayãpi aux élections cantonales… On peut certes voir là l’effet de stratégies politiciennes très locales et très conjoncturelles de la part des grands partis, mais il reste indéniable que ces élections ont imposé à ces mêmes partis la prise en compte d’une nouvelle donne politique. Par la mise en œuvre de stratégies d’alliances politiques bien éloignées des rapports de domination paternalistes dans lesquels leurs aînés étaient maintenus, par l’accès à des responsabilités dans les collectivités locales et régionales, une nouvelle génération de leaders amérindiens semble désormais tentée d’assumer conjointement l’expression d’une identité autochtone réaffirmée et leur participation à la construction de la Guyane comme entité en devenir, alors même que s’est ouvert le chantier d’une possible redéfinition de son statut.

Gérard Collomb
gerardcollomb@hotmail.com


1. Tiouka Félix, « Adresse au gouvernement et au peuple français », in « La question amérindienne en Guyane française », Ethnies, 1985,
n° 1-2, pp. 7-10.

2. Fédération des organisations amérindiennes de Guyane - Village amérindien - 97310 Kourou - Guyane française. foag@nplus.gf

3. Décret n° 87-267 du 14 avril 1987.

4. Si cette notion recouvre dans les Guyanes des formes d’organisation sociale à certains égards diverses, elle participe globalement d’un modèle social amérindien amazonien, fondé sur la parenté, la corésidence et sur un usage commun des ressources et du territoire.

5. www.coica.org

6. Intervention de A. Karam, président du Conseil régional, au colloque tenu à Cayenne en 1995 sur le thème : « L’identité guyanaise en question ».

7. Considérant la population guyanaise comme un melting-pot né d’une histoire coloniale que tous ont vécue douloureusement, la députée de la Guyane Christiane Taubira estime ainsi qu’il n’est plus imaginable de faire droit aujourd’hui à de telles revendications; ce serait « oublier que l’Amérique n’est pas un continent où l’homme a pris naissance. Que ses premiers habitants humains, les Amérindiens, sont venus d’Asie au temps où les continents étaient reliés par des détroits. Que les conquêtes coloniales et le mercantilisme européens se sont traduits par des massacres d’Amérindiens, la traite d’Africains, l’esclavage, le bagne, les contrats d’engagés. […] Qu’ainsi cette terre d’Amérique a croisé, mâtiné, bariolé, confronté aussi l’insouciance et le désarroi, les détresses et les désirs, les malheurs et les miracles, les infortunes et illusions d’hommes et de femmes venus des quatre points cardinaux ». (Déclaration au quotidien France-Guyane, 14 juillet 2000).

8. Cette situation n’est certes pas particulière aux Amérindiens, elle est aussi celle d’autres populations de Guyane. Et si elle n’est pas non plus propre à la Guyane, elle est ici exacerbée par les fortes contradictions nées, notamment, de l’appartenance de cette région à la fois au monde développé européen et au monde en développement du continent sud-américain.



Références bibliographiques

Chalifoux J.-J. 1992, “Ethnicité, pouvoir et développement politique chez les Galibis de la Guyane française”, Anthropologie et Sociétés, 16/3 : 37-54.

Collomb, G., 1997, “La question amérindienne en Guyane. Formation d’un espace politique”, in : M. Abélès & H. P. Jeudy (eds.), Anthropologie du politique, pp. 41-66, Armand Colin, Paris.

1999. “Du ‘Capitaine’ au ‘Chef coutumier’ chez les Kali’na”, Ethnologie française, 1999, 4 , pp. 549-557.

2000, Na’na Kali’na. Une histoire des Kali’na en Guyane, Ibis Rouge Éditions, 144 p. (en collaboration avec F. Tiouka).

2001, “De l’Indien à l’indigène. L’internationalisation des luttes amérindiennes en Guyane et les enjeux de l’autochtonie.” Recherches amérindiennes au Québec, volume XXXI, n° 3.

Grenand P. et F. 1979, “Les Amérindiens de Guyane française aujourd’hui. Éléments de compréhension”, Journal de la Société des Américanistes, LXVI : 361 - 382.

1985, “Le mouvement amérindien : de la fête au mouvement culturel”, Ethnies, 1-2 : 6, Survival International (France).

1992, “Y a-t-il encore des sauvages en Amérique? Libres propos d’anthropologues sur les Amérindiens de Guyane”, Journal de la Société des Américanistes, LXXVIII : 99-113.

2000 (eds et al.), Les peuples des forêts tropicales aujourd’hui, vol. I : ‘Forêts des tropiques, forêts anthropiques’; vol. II : ‘Une approche thématique’; vol IV : Guyanes (région caraïbe). Rapport du programme ‘Avenir des peuples des forêts tropicales’ (APFT), Bruxelles.

Jolivet, M.-J., 1982, La Question créole. Essai de sociologie sur la Guyane française, Paris, ORSTOM, Mémoire n° 96, 503 p.

1990, “Entre autochtones et immigrants : diversité et logique de positions créoles guyanaises”, Études créoles, XIII/2, pp. 11-32.

Mam-Lam-Fouck, S., 1996, Histoire générale de la Guyane française, Ibis Rouge Éditions.

Tiouka, F., 1985, “Adresse au gouvernement et au peuple français, 9 décembre 1984”, Ethnies, 1-2, Survival International (France).


L’article de Gérard Collomb : De la revendication à l’entrée en politique (1984 – 2004) a été publié dans le numéro 31-32 (printemps 2005) de la revue Ethnies, Droits de l’homme et peuples autochtones : « Guyane : le renouveau amérindien », Survival International (France).
Il est reproduit ici avec l’aimable autorisation de Survival International.

Vingt ans se sont écoulés depuis la première prise de parole publique des Amérindiens de Guyane française annonçant leur entrée dans l¹espace politique régional et national. La revue Ethnies, dont la création fut largement inspirée de cette expérience, consacrait, en 1985, sa première livraison à « La question amérindienne en Guyane française ». « Si les problèmes des sociétés amérindiennes ne sont pas rapidement pris en compte, écrivions-nous, c¹est non seulement l¹avenir de ceux-ci qui est immédiatement mis en péril, mais celui de toute la Guyane ».

Aujourd¹hui, la France ­ mais aussi la Guyane comme entité en devenir ­ éprouve toujours les mêmes difficultés à répondre aux défis de la renaissance des identités amérindiennes sur son sol. Mais il est certain que la question que soulèvent les Amérindiens ne doit plus être interprétée comme une attitude factionnaliste ou communautariste, à laquelle certains voudraient encore la réduire.

L¹ensemble des textes rassemblés dans ce numéro montre au contraire que la revendication amérindienne est plutôt une autre manière de poser aujourd¹hui la question, centrale, des rapports entre les différentes cultures et entre les groupes au sein d¹un espace social et politique guyanais en profonde recomposition. En cela elle est aussi, nous semble-t-il, porteuse d¹espoir, pour les peuples autochtones et pour la Guyane.

La revue Ethnies est publiée par Survival International (France),
organisation mondiale de soutien aux peuples indigènes
45 rue du Faubourg du Temple
75010 Paris
www.survival-international.org

Guyane : le renouveau amérindien
Revue Ethnies. Droits de l¹homme et peuples autochtones n° 31-32, printemps 2005, 18 €
ethnies@survivalfrance.org

 

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