Sous l’agression, la dignité
Par René Ladouceur
Décidément, les médias doivent choisir : se voir reprocher soit de faire silence sur un événement, soit d’en parler trop. Aujourd’hui, c’est l’interminable feuilleton sur l’agression de Zinédine Zidane, lors de la finale du Mondial, qui finit par agacer. Que l’on se rassure. Je ne prends pas mon amertume pour de la lucidité. En cette année 2006, beaucoup de choses me rendent amer.
Qu’il s’agisse de l’assassinat de Philippe Gros, de la tragédie de Loka, des fumées toxiques de l’incinérateur de l’Hôpital de Cayenne, des expulsions de la rue Ronjon, on voit resurgir la même succession de réactions : d’abord la transformation de l’information en événement primordial puis la personnalisation qui, à son tour, cède peu à peu la place à la dramatisation. Avec une fièvre contagieuse, les radios associatives reprennent la balle au bond. Et l’on termine le dimanche avec un éditorial de Radio-Guyane, où son auteur manifeste sa complaisante pertinence avec une distance péremptoire.
Autrement dit, chacun fait son travail, il n’y a rien de plus naturel que chacun accepte de le faire mais il convient de relativiser les commentaires trop unanimistes ou trop contradictoires. J’ai lu ainsi avec intérêt, au lendemain de la finale du Mondial, la critique hautaine faite par le journal l’Equipe de l’agression de Zidane. Le célèbre quotidien a sans doute raison de penser qu’un sportif de haut niveau doit s’appliquer à demeurer un exemple. Observation facile. D’autant qu’une attitude exemplaire n’a jamais signifié une attitude désincarnée, dépourvue de passion et de contradiction, de rires et de larmes. Il est vrai que le temps est loin où, dans A mort l’arbitre ! , Jean-Pierre Mocky stigmatisait des supporters frustrés, avinés et haineux ; où l’on considérait que les stades n’étaient remplis que d’hommes en colère et que les tribunes baignaient de bière, de sueur et de frites. Autant de lieux, en somme, où se concentrent le lucre, la malversation, la violence ; où s’expriment les foules dans ce qu’elles ont de plus frontalement stupide ; où des abrutis touchent des sommes ahurissantes pour shooter à côté du but. Hier symposium de la beaufitude, la Coupe du monde de football est donc devenue un rendez-vous culturel incontournable. Zidane, le film, a triomphé au dernier Festival de Cannes et le jeu de jambes du joueur, par 17 caméras, a été élevé à la hauteur d’une chorégraphie de Pina Bausch. Oui, cette métamorphose d’un sport populaire en œuvre d’art, d’un match de 22 manchots en spectacle vivant est proprement hallucinante. Et, pour tout simplifier, les médias audiovisuels ont accordé au Mondial une dimension prodigieusement unanimiste. Le 9 juillet dernier, des milliards de téléspectateurs étaient scotchés devant le même événement. Rarement l’humanité est aussi « une » et un spectacle mondialement retransmis aussi « identitaire ». Sans doute doit-on cette gageure aussi au talent de Zidane. Sa fameuse reprise de volée du gauche en 2002, lors de la finale de Champion’s League contre le Bayer Leverkusen, apparaît encore comme le plus beau but du monde. Et pour cause. L’ancien capitaine des Bleus compose mieux que les autres avec les lois de la physique. Soumission absolue à la loi naturelle, amour indéfectible à la loi naturelle, liberté totale par rapport à la loi naturelle. Il gère le déséquilibre, évalue le creusement des courbes, contrôle les forces contraires dans le zigzag avec une divine maestria. Zidane est à ce point économe, travaille sur une surface à ce point réduite, a à ce point le geste rare. Comme Matisse ? Exactement comme Matisse, qui dessine un trait parfait, n’en fait jamais trop, est à la limite de la négligence. De ce point de vue, Zidane a contribué à l’éducation morale de la nation. Ce n’est pas du cinéma. C’est de l’art dramatique. Il y a des choses, quand on s’appelle Zidane, que l’on n’a pas le droit de laisser faire : l’humiliation, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit le prix. C’est évidemment sous cet angle qu’il faut interpréter le coup de tête qu’il assène, cet été 2006, à Marco Materazzi. A dire vrai, depuis la victoire de la France contre les Portugais, la peur était revenue. Et elle flottait, sourde et méchante, autour de Zizou. Niée, refoulée, elle revenait, invariablement. La peur d’une bêtise, un mauvais geste, un énervement, le sang du Marseillais enflammé par un coup de vice italien. On connaît la suite. Je persiste et je signe : la dignité n’a pas de prix et lorsque, par la force des choses, on en est réduit à contrevenir aux règles, on a toujours le loisir de s’en expliquer. C’est ce que l’ex-meneur du Real de Madrid a fait ce soir. Et l’on comprend combien, dans cette pitoyable histoire, la justice non plus ne sort pas grandie. Pour ma part, je ne comprends toujours pas pourquoi l’arbitre n’a pas sanctionné aussi Marco Materazzi. Il était évident, compte tenu de l’importance du match, qu’en s’abandonnant à la violence, Zinédine Zidane n’eût fait que répondre à une provocation répétée.
René Ladouceur
rene.ladouceur@wanadoo.fr
Juillet 2006
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