Nous étions partis de Cayenne assez tard dans la journée et beaucoup de gens s’inquiétaient car nous serions contraints de remonter le fleuve de nuit. Je pensais à ce moment que cette crainte provenait des difficultés à naviguer à la brune… Mais je me trompais. Nous avons quitté Regina au couchant et nous sommes retrouvés à remonter le fleuve pendant une heure sans l’astre du jour. Le véritable danger fut d’éviter les collisions avec des pirogues de mer brésiliennes que nous croisions régulièrement, redescendant vers l’océan. Je venais de découvrir que l’Approuague, la nuit, se transforme en autoroute et mes semaines passés là-haut ne firent que confirmer cela.
Vers la fin de l’après-midi, c’est le début du trafic…Cela commence par les pirogues qui redescendent (vides ou chargées de passagers pour rentabiliser le trajet). Ensuite plus tard dans la nuit ce sont des pirogues chargées de plusieurs tonnes de matériels qui montent. Elles transportent de l’essence, de la nourriture, du matériel pour l’orpaillage, des hommes… Comment je le sais me direz-vous ? Il suffit de regarder ce qui « traîne » sur le fleuve, au petit matin, lorsque l’une d’entre elles échoue au passage d’un saut et que la récupération des marchandises transportées n’a été que partielle. Ce sont des dizaines de pirogues de mer, pouvant transporter jusqu’à 15 tonnes de marchandises chacune, qui passent chaque semaine et la nuit, ça se traduit par un ronronnement de moteur permanent, le bruit de la pirogue qui arrive prenant le relais de celle qui est passée. Certains comptent, ailleurs, les moutons pour s’endormir, sur l’Approuague on compte les pirogues de mer qui passent pour ravitailler les chantiers clandestins d’orpaillage. Ma première réaction en voyant la situation fut de m’étonner car toutes ces pirogues ne peuvent passer ailleurs qu’à Regina, où se trouve la gendarmerie, pour rejoindre l’océan, puis Oyapock. Ironiquement, les gens du fleuve me répondaient que «
la nuit, un gendarme, ça dort ! ». Les surprises ne faisaient que de commencer.
Philippe adorait la forêt, et passait beaucoup de temps à se balader pour découvrir un nouvel endroit, surprendre un animal, connaître un peu plus de ce milieu ou simplement se baigner dans cette atmosphère unique.
Nous avions décidé un matin d’explorer un bout de forêt près de la crique Vovony. La pirogue venait d’être attachée quand nous entendîmes le bruit d’un moteur qui indiquait une navigation qui remontait le fleuve avec des arrêts fréquents. De peur qu’il ne s’agisse d’une pirogue d’orpailleurs clandestins en maraude (les vols de moteurs sont fréquents) nous avons décidé d’attendre de voir passer l’embarcation pour s’assurer de pouvoir retrouver notre moyen de transport au retour. Il s’agissait des gendarmes de Regina et leur piroguier. Ils ralentirent quelques instants à l’embouchure de la crique et ne s’y attardant pas trop (alors qu’une crique est l’endroit privilégié pour dissimuler une pirogue de mer en transit) ils vinrent immédiatement à notre rencontre un peu en amont sur l’Approuague. Petit interrogatoire de politesse : d’où venez-vous, où allez vous…Sinon l’ambiance était plutôt décontractée… Lunettes de soleil… De leur propre aveu, ils étaient en patrouille pour surveiller le fleuve. Nous prîmes soin de leur signaler le trafic nocturne et nous n’obtinrent qu’une réponse évasive. Ils finirent par nous quitter et poursuivre leur balade. Le bruit de leur moteur était encore perceptible dans le lointain (les moteurs s’entendent à des kilomètres sur un fleuve à certains endroits) quand, à notre grande surprise, une coque alu a surgi de la crique Vovony, s’est avancée sur le fleuve pour voir si le danger était écarté et a disparu. Curieux, nous sommes allés voir à l’embouchure de la crique : plusieurs carbets de transit venaient d’être démontés (une simple bâche à récupérer, c’est rapide), une vingtaine d’hommes pour la plupart armés de fusils et des pirogues de mer chargées se trouvaient là. Il n’était pas bon de rester, l’atmosphère était à la panique, nous décidâmes de partir avant d’être vus. Les gendarmes venaient de passer à côté de tout ça, juste parce qu’ils n’avaient pas remonté Vovony ne serait-ce que sur quelques dizaines de mètres par ignorance… Ou bien…
Nous apprîmes quelques jours plus tard que, suite aux renseignements d’un tiers alarmé par l’activité sur cette crique, les gendarmes avaient remonté Vovony peu de temps avant cette rencontre et n’avaient rien découvert de particulier. Je dois avouer que la situation nous intriguait quelque peu… Aussi nous avons décidé d’aller voir par nous-même ce qu’il en était.
Ce que nous vîmes mérite d’être décrit : le long de la crique, un layon large comme une piste avait été tracé et tout indiquait qu’il était fréquenté régulièrement. Par souci de discrétion nous décidâmes de marcher à l’écart de cette voie. Les quelques fois où nous avons été amenés à croiser le cours de la crique, nous avons constaté des traces flagrantes de prospections… Des trous profonds de plus d’un mètre et de plusieurs mètres carrés avaient été pratiqués dans le lit à plusieurs endroits. Après une heure de marche environ, nous avons commencé à percevoir le bruit d’un moteur. Une heure de marche supplémentaire nous a permis de découvrir un chantier clandestin d’orpaillage en pleine activité. Imaginez plusieurs centaines de mètres sur la crique complètement dévastés, arbres coupés, lit entièrement bouleversé… En amont de cette zone une demi-douzaine d’hommes, une table de lavage et le bruyant moteur. Tout autour un véritable dédale de layons, certains devaient mener à un camp d’habitations que nous avons décidé à ne pas rechercher, la situation étant trop dangereuse. À mon retour de cette « balade », je ressentais un mélange de colère et d’incompréhension. Des gens soi-disant formés pour lutter contre l’orpaillage avaient été incapables de découvrir ce que nous avions vu… Pourquoi ?
Après ces troublantes découvertes, Philippe nous proposa de remonter le fleuve jusqu’à saut grand Kanori, affirmant qu’on découvrirait des choses « intéressantes ».
Aussi nous voilà parti…
Jusqu’à saut Mapaou, le fleuve était plutôt tranquille. Ensuite commençait le délire… Jusqu’à la crique Ipoussin, nous avons pu constater qu’une vingtaine de barges étaient en activité, sans compter celles que nous apercevions dissimulées vers les berges, derrière la frondaison épaisse, dans des méandres du fleuve (facilement repérables pour qui s’en donne la peine). L’activité est telle dans cette zone qu’une profusion de tas de graviers ont pris naissance, issus des déchets rejetés par les barges, et marqués d’un bout de bois auquel est accroché un bout de chiffon pour faciliter la navigation (surtout celle nocturne…).
Puis, lorsque nous sommes arrivés au niveau de la crique Ipoussin, l’Approuague a changé de visage. Imaginez une eau jaunâtre, déversée par la crique, se mêlant avec difficulté à l’eau du fleuve. Des coques alu de partout faisant des allers-retours entre les deux berges. Une centaine de personnes en activité, déchargeant des pirogues, faisant sécher leur linge, se baignant, ou flânant… « C’est quel village ? » avions-nous envie de demander. À cet endroit, désolé pour le détail, mais je l’ai goûtée par curiosité : l’eau de l’Approuague a un goût d’essence.
Plus haut sur le fleuve, l’activité est moins flagrante mais bien présente.
De nombreuses criques ont été rendues navigables, nous avons pu constater des arbres tronçonnés sur de longues distances. Parfois des embarcations flânent à l’embouchure, sous le prétexte de pêcher, mais surveillent en réalité les activités sur le fleuve et sur la crique concernée… Je pense en particulier à la crique Inini…Sinon, des barges de temps à autre, ou au moins leurs déchets. Des berges portant la trace d’activités (détritus en tout genre), des zones aménagées pour débarquer des marchandises et de nombreux layons qui partent dans la forêt… Au niveau des montagnes Impératrices, l’activité semblait moins importante… Curieux… Peut-être que la zone n’est plus rentable, trop exploitée par le passé…
Au-delà, nous avons pu voir des berges de l’Approuague complètement déboisées où avaient été creusés à la lance à eau de magnifiques barranques, c’est impressionnant… De temps à autre une crique déverse son eau jaune.
Arrivés à saut Machikou, nous avons été contraints de sortir la pirogue de l’eau pour la passer par la forêt… Les ordures sont omniprésentes sur le layon et sur les zones de débarquement…
Après deux jours de pirogue nous sommes parvenus à grand Kanori. L’endroit est sublime. Lorsque vous arrivez, au milieu du fleuve se dresse une véritable colline où court un dédale de cascades rugissantes… Sur la gauche, quelques carbets joliment confectionnés marquent le début du layon qui permet de franchir le saut. Des coques alu attendent sur la berge d’éventuelles choses à transporter, des gens s’affairent, d’autres flânent et semblent savourer la magie du lieu…Nous avions presque envie d’aller demander si « la maison » vendait des cartes postales…
Nous avions découvert l’Approuague et son malheur, pourtant le tableau ne serait pas complet si je ne parlais pas des rencontres que nous avons faites.
Durant notre périple, nous avons rencontré, un peu au-dessus de Machikou, une pirogue de mer à la dérive. Une quinzaine de personnes avaient pris place à bord et le piroguier nous expliqua qu’il avait perdu son hélice et cherchait une solution…Ne pouvant les aider, nous leur souhaitâmes bonne chance et continuâmes notre route. Le lendemain, alors que nous redescendions Machikou, nous avons percé la pirogue sur un rocher et avons dû nous arrêter quelques heures en bas du saut pour réparer. Là nous découvrîmes nos naufragés qui attendaient qu’une pirogue monte avec une hélice de rechange… Ou une autre solution. Ils n’avaient pas mangé depuis deux jours, aussi leur avons-nous donné le couac qui nous restait, ce qui nous donna l’occasion de discuter, autour d’un bon repas… Philippe parlant le brésilien, nous avons pu comprendre leur situation :
Ils repartaient au Brésil comme ils pouvaient… Ils ne voulaient plus travailler dans l’orpaillage, trop dangereux, trop de violence… Ils avaient plus de chance de mourir que de devenir riche. Un des plus âgés nous montra des cicatrices sur son cou et son torse, résultat d’une leishmaniose qui avait bien failli lui coûter la vie. Certains d’entre eux étaient très jeunes… Le regard vide, silencieux. Une femme n’a pas cessé de crier et de pleurer pendant notre rencontre, refusant de s’alimenter. On nous expliqua qu’elle avait perdu la raison. Ils nous aidèrent à réparer la pirogue, chacun offrant un coup de main ou un conseil… Aujourd’hui lorsque je repense à eux, je revois des visages anéantis, des hommes qui ont quitté famille et amis pour s’enrichir un peu et reviennent plus misérables que jamais, dupés, exploités par quelques-uns. J’espère qu’ils ont pu rentrer chez eux…
À un autre moment, nous avons été suivis sur plusieurs kilomètres par quatre hommes armés, embarqué dans une coque alu…Ils nous dépassaient, revenaient sur leur pas, puis nous dépassaient de nouveau…Tout indiquait qu’ils souhaitaient nous aborder mais hésitaient… Nous avons dû faire preuve de dissuasion pour qu’ils renoncent à leur projet… Leur attitude n’avait rien d’amical.
Sinon lorsque nous avons été en difficulté à saut petit Kanori, une coque alu a surgi de nulle part et nous a prêté main-forte…. Lorsque nous avons dû pousser la pirogue sur un layon à Machikou, des hommes ont daigné poser leurs armes pour nous prêter main forte… Merci messieurs. Le fleuve est habité jusqu’à grand Kanori, et où que nous soyons, nous croisions souvent des pirogues, des traces d’activités étaient présentes un peu partout…
Voilà, l’Approuhague en 2004….
Des milliers de gens vivent sur ce fleuve, et travaillent dans l’orpaillage.
Ces exploitations illégales sont la source d’un énorme trafic de carburant, de nourriture, de matériel en tout genre et d’humains entre le Brésil et la Guyane française. Avec une capacité de 15 tonnes par pirogue, s’il n’en remonte que 5 par nuit sur le fleuve (ce qui est un minimum), le calcul est rapide : cela fait 75 tonnes par jour, ou 525 tonnes par semaine, ou 15750 tonnes par mois, ou 209875 tonnes par an juste sur l’Approuague. Et cela dure depuis des années et ne cesse de s’aggraver. Imaginez la quantité de déchets abandonnés le long du fleuve.
De plus, toutes ces activités engendrent l’exploitation de mains d’œuvre, travaillant dans des conditions misérables, exposés à la violence (attaques de chantiers, règlements de compte…), à la maladie (dengue, paludisme, fièvre jaune, leishmaniose, sida, utilisation du mercure), aux soucis de rentabilité…
Sinon c’est une destruction organisée de la forêt guyanaise, par l’utilisation du mercure, le bouleversement du lit du fleuve et des criques, le lessivage des sols, la trop grande pratique de la chasse pour approvisionner ces communautés d’humains. Et un pillage des ressources minières d’un pays.
Enfin, ceci met en danger les populations locales, en les exposant à toute cette violence, au vol, au pillage…Et aux représailles s’ils tentent la moindre action pour contrer ce fléau…Des Guyanais ont parfois leur tête « mise à prix » car jugés devenus gênants.
Nous sommes actuellement témoins sur l’Approuague comme sur d’autres fleuves guyanais, d’une catastrophe écologique, humanitaire, économique. Et ne le cachons pas, rien de sérieux n’est entrepris par les autorités. Les opérations anaconda de la gendarmerie mises en place pour lutter contre l’orpaillage depuis quelques années souffrent d’un sous-effectif, d’une mauvaise préparation des hommes engagés dans ce combat. Avec des gendarmes mobiles ne restant que quelques mois sur un lieu précis, ne recevant qu’un diplôme honorifique à l’issue de quelques jours de formation sur la vie dans ce milieu, ne sachant pas utiliser une pirogue, comment voulez-vous lutter contre des orpailleurs très bien organisés, motivés, qui connaissent les fleuves et la vie en forêt par cœur. Les opérations anaconda se multiplient, mais le pillage de la Guyane continue et s’intensifie…
Le 19 novembre 2005, Philippe a été retrouvé, tué d’une balle dans la tête devant chez lui. Il habitait l’Approuague depuis 5 ans et excédé par la situation sur le fleuve, il avait entrepris d’aider les gendarmes par des renseignements sur l’orpaillage clandestin. Mais très vite, il s’est rendu compte de l’incapacité de ceux-ci à agir… Même avec des coordonnées GPS, ils étaient incapables de surprendre un chantier en activité. Aussi Philippe avait-il fini par intégrer bénévolement les opérations de gendarmerie. Il était devenu civil parmi les gendarmes, faisant des missions de repérages, participant aux assauts des chantiers, au transport de marchandises de contrebande saisies. Il avait mis ses connaissances de la vie en forêt, durement acquises pendant des années, au service de la lutte contre le pillage du fleuve qu’il aimait. Aujourd’hui, la gendarmerie ne reconnaît pas officiellement le service qu’il a rendu dans la réussite des opérations de gendarmerie. Sa mort est présentée dans la presse comme «
un règlement de compte dans le milieu de l’orpaillage ». La vérité est sciemment dissimulée.
Pourquoi ?
Pourquoi les braves meurent dans le silence ? alors que le président Jacques Chirac parlait du sens du patriotisme dans ses vœux pour 2006 ?
Pourquoi rien d’efficace n’est entrepris en Guyane pour lutter contre l’orpaillage clandestin quand tout prouve que c’est un fléau et que des gens le disent depuis des années ? alors que les solutions existent… Si les élus prenaient en compte l’étendue du problème et mettaient en œuvre les moyens nécessaires.
Si des civils sont amenés à faire le travail des autorités de ce pays, c’est qu’il y a un réel problème, mais quand en prendrons-nous conscience ? Quand d’autres seront morts… ? Quand il sera trop tard… ?
Nicolas Gros, janvier 2006
nico@struthie.com
Autres témoignages sur l'Approuague :
Pierre-Michel Forget, décembre 2003 :
Approuague et orpaillage : personne ne vous croira !
Alain Mathey, septembre 2004 :
Guyane, je te vois souffrir
Témoignage sur la Mana :
Samuel Douarre, décembre 2005 :
Opération Anaconda : Témoignage d'un résident du fleuve