Alors que se déroule à Paris le procès très médiatisé de l'assassin présumé du préfet Erignac, nous ne résistons pas à l'envie de rappeler que cette histoire nous concerne aussi, mais d'une toute autre façon. Sur le site de Rédris, qui est sans aucun doute le site guyanais le plus documenté sur la Guyane contemporaine, on peut lire ceci : « le 14 Juin 1962 terrible répression des forces de l'ordre à Cayenne, répression commandée par le Préfet Erignac. Cette répression faisait suite à l'appel du Front Démocratique Guyanais lancé contre l'établissement de la Légion Etrangère en Guyane et pour réclamer un statut d'Autonomie de Gestion pour la Guyane.». Justin Catayée, alors député de Guyane, était rentré précipitamment en apprenant la nouvelle et avait trouvé la mort dans un accident d'avion.
L'historien Serge Mam Lam Fouck, de son côté, commente les événements de façon un peu différente (1) : « Le 7 juin, le "Front Démocratique Guyanais" vit le jour. Il rassemblait le PSG, l'UPG, la SFIO et des syndicats, notamment l'Union Départementale de la CGT. Le Front appela à une manifestation dans les rues de Cayenne, le 14 juin. Mais la préfecture interdit la manifestation. Néanmoins des manifestants s'étaient rassemblés devant le siège du PSG, rue Voltaire. Les forces de l'ordre dispersèrent alors les manifestants et les badauds à coups de crosse de fusils. Il y eut des blessés, la police procéda à quelques interpellations et quelques jours plus tard des manifestants traduits devant les tribunaux furent condamnés. C'était la première fois, dans l'histoire politique de la Guyane, que des forces de gendarmerie et de police chargeaient des manifestants. La stupeur fut donc grande (...) Le 22 juin une grève générale de protestation fut lancée par le Front. C'est dans cette atmosphère troublée que les Guyanais apprirent, le même jour, la mort de Justin Catayée.»
Les rapports étaient très tendus entre le préfet Erignac et Justin Catayée, et ce dernier avait même écrit le 10 mars 1961 au ministre de l'Intérieur pour demander le rappel du préfet (3) : « Permettez-moi de manifester mon étonnement devant l'impossibilité que j'ai de correspondre télégraphiquement librement avec vous. Mes télégrammes qui vous sont destinés sont censurés par le Préfet de la Guyane. Par suite de l'incompétence et des maladresses insensées de Monsieur René Erignac, le sang risque de couler à flots, en Guyane. Nous sommes fils de France, nous aimons la légalité, aujourd'hui, par la cause d'un Préfet inintelligent nous sommes contraints de nous cabrer. Aujourd'hui, un problème politique est posé, il faut qu'il trouve sa solution rapide. Nous ne pourrons attendre l'ouverture du Parlement que si Monsieur René Erignac est rappelé avant quinze jours.»
Dans « Gran Man Baka » (2), Robert Vignon, adversaire politique de Justin Catayée et ex-préfet de Guyane, donne sa version des événements de juin 1962 :
Page 318 : « Le Préfet, à l'époque, était Erignac. Un garçon très énergique, d'un courage absolu, quelques fois difficile à vivre pour ses collaborateurs dont il exigeait beaucoup. Il était au plus mal avec le Député [Justin Catayée], souvent excessif et maladroit avec l'administration. Le Préfet ne tenait absolument pas à l'avoir comme interlocuteur au Conseil général. »
Page 320 : « C'était en juin ou juillet, je ne sais plus exactement, mais une grande manifestation de protestation populaire fut organisée. Peut-être aurait-il mieux valu la laisser se dérouler. J'ai souvent vu de telles manifestations : les gens défilent en costume du dimanche, quelquefois avec leurs enfants. Le cortège suit un itinéraire prévu à l'avance avec les organisateurs, une délégation remet une motion à la Préfecture et tout le monde va se coucher paisiblement. Le temps des violences n'était pas encore venu en Guyane. Les mêmes manifestants qui protestaient aujourd'hui seraient ensuite allés accueillir la Légion avec des fleurs. Mais la manifestation fut interdite. Je n'y étais pas et je n'en sais que ce qui m'a été raconté par des témoins que j'espère objectifs. L'interdiction fut publiée très tardivement, trop tard pour être connue du public. (...)
Ce contact fut rude puisque toujours d'après les on-dit, plusieurs crosses de mousqueton furent brisées ce qui indique ou une très grande fragilité du matériel militaire, ou une très grande brutalité dans son maniement.»
On ne peut pas imaginer que ce préfet Erignac, qui a donné l'ordre de charger les manifestants de Cayenne en 1962, puisse être le même que Claude Erignac, préfet de Corse, assassiné en 1998 à Ajaccio. C'est en effet son père, René Erignac, qui était préfet de Guyane au moment des événements de Cayenne. (La biographie en ligne sur Wikipédia laisse penser que Claude Erignac, alors âgé de 25 ans, faisait ses débuts aux côtés de son père (?). A vérifier.)
En prenant connaissance des extraits des lettres inédites de cet homme tourmenté (Le Monde : Le préfet Erignac avait rejoint la Corse avec appréhension) qui commentait ainsi sa nomination en Corse : « J’ai donc été pris au piège subtil tendu par quelques-uns » (sur le blog de l'avocat Gilles Devers : L'Affaire Erignac), des mots viennent irrésistiblement à l'esprit : « Aie, mes Aïeux !», titre de l'ouvrage d'Anne Ancelin sur la psychogénéalogie.
Un grand sujet de méditation, autour d'événements qui ont compté dans l'histoire de la Guyane...
C'était juste pour vous dire ça.
Blada
1. Serge Mam-Lam-Fouck : Histoire de la Guyane contemporaine 1940-1982, p.208 - Editions Caribéennes.
2. Robert Vignon : Gran Man Baka, Ed. Davol, 1985.
3. Le Parti Socialiste Guyanais, 1956-1962, Gérard Holder, Imprimerie des Amandiers, Cayenne, 1987.
Voir aussi :
- sur le site de l'Académie de Guyane : Histoire de la Guyane, de 1946 à nos jours.
- sur le site de Rédris : Justin Catayée et Robert Vignon.
- analyse critique de la théorie d'Anne Ancelin Schützenberger : Aïe, mes aïeux.
- et une jolie vidéo/chanson québecoise sur Youtube : Mes aïeux.
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