La Question du droit coutumier
par Alexis Tiouka
Spécialiste en droit international
et en droits des peuples autochtones
A l'heure où la question du droit coutumier est au cœur des débats sur l'avenir de la Guyane - au travers notamment de l'Assemblée unique mais aussi de leur part dans les prises de décisions concernant les territoires et ressources des communautés autochtones et locales (pouvoir du conseil des chefs coutumiers, par exemple) - il convient d'apporter des éléments de réflexions raisonnés et basés sur les textes officiels existant dans ce domaine afin que le débat ne soit pas uniquement idéologique.
En 2010, le Conseil des droits de l'Homme déclarait que « les structures décisionnelles doivent bénéficier de légitimité et de crédibilité au sein des communautés autochtones. Les procédures de sélection doivent être transparentes et réellement participatives. L’un des défis qui restent à relever est le renforcement des capacités de direction des autochtones, avec l’objectif à long terme de faire en sorte que leurs peuples participent au processus décisionnel, en ayant le sentiment d’y être représentés de manière appropriée et que leurs voix ne sont pas seulement entendues mais aussi prises en considération.»
Cette déclaration résume bien les enjeux de la question du droit coutumier :
Et c'est donc en ce sens que doit être traité cette question et qui doit servir de base pour alimenter les débats.
On peut par ailleurs s'appuyer sur l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI 2010) qui propose de traiter cette problématique en partant des questions suivantes :
Le terme de droit coutumier renvoie généralement à la manière dont la vie quotidienne des communautés autochtones (ou locales) est guidée par des systèmes juridiques traditionnels auxquels on renvoie en général par l’utilisation du terme « droit coutumier ». Il « désigne l’ensemble des lois, pratiques et coutumes des communautés autochtones et locales qui tiennent une place centrale dans le mode de vie de ces dernières et en font partie intégrante. Les règles coutumières sont ancrées dans la culture et les valeurs communautaires ou sociales ; ce sont elles qui fixent les normes de comportement, et elles sont activement appliquées par les membres des communautés. » (OMPI, 2010). « On entend par ‘droit coutumier’ un ensemble d’instruments juridiques, qui peuvent inclure diverses coutumes, spiritualités, traditions, procédures et pratiques particulières » (Conseil des droits de l’homme, 2010 ; désormais CDH). Ces systèmes juridiques ont pour fonction « de maintenir la paix, l’harmonie et le bien-être de la communauté. Les institutions autochtones incarnent généralement des principes démocratiques de prise de décisions par consensus, qui se manifestent par le partage du pouvoir et la coresponsabilité des membres du conseil. L’intégrité personnelle, la fiabilité, l’honnêteté et la clairvoyance sont des critères appliqués à la sélection des dirigeants de la communauté ou des membres du conseil, en plus des connaissances, de la sagesse et du sens de la justice. La reconnaissance et la transmission de l’autorité et de la direction, qu’elles soient héréditaires ou le fruit d’une sélection sont aussi orientées par l’histoire orale et les traditions spirituelles et rituelles » (CDH).
Le droit autochtone concerne deux composantes :
« Le droit des personnes traite des aspects liés à la vie familiale, sociale, culturelle, à la langue, à la spiritualité, ainsi qu’à l’économie et à la propriété traditionnelles, tandis que le droit territorial porte sur les terres, les ressources naturelles et les ressources du sous-sol, tout en ayant une dimension sociale. Le droit autochtone s’applique aux personnes en tant qu’individus et en tant que membres de la communauté.» (CDH).
On peut donc s’interroger sur la possibilité en Guyane pour les autorités coutumières de remplir toutes les fonctions inhérentes au droit autochtone. Il existe des cas d’implication des chefs coutumiers dans l’attribution des terres (commune d’Awala-Yalimapo, par exemple), mais il n’y a pas de règle générale sur cette question. Il en résulte parfois des dysfonctionnements dans la chaîne de prise de décisions. Le cas des droits territoriaux en est un exemple important, sur lequel il convient d’avoir un véritable débat : qui décide ? à quels niveaux ? Comment ? Autant de questions non résolues …
Les dirigeants de ces systèmes juridiques assument les fonctions de « maintien de l’intégrité culturelle, juridique, sanitaire, économique et politique » et jouent un rôle « dans le développement et la transmission intergénérationnelle des connaissances » (CDH).
Dans le cas où il y a présence d’un « chef coutumier », il assume en général les fonctions suivantes :
Mais normalement un conseil travaille en collaboration avec ces chefs avec pour fonction « de conseiller le chef de village sur les affaires importantes en fonction de leur spécialisation et de prendre des décisions collectives sur diverses questions. » (Idem). Il peut en outre exister des chamanes « dont le rôle est de conseiller le conseil sur les questions spirituelles » (idem).
Enfin, les systèmes juridiques autochtones sont en général organisés selon un modèle de processus décisionnel participatif : « toutes les parties ont un droit égal à être entendues par le chef ou dirigeant du village. Si l’affaire ne peut être résolue à ce niveau-là, elle peut être soumise à une réunion générale rassemblant tous les membres de la communauté. Ces systèmes permettent aussi généralement de résoudre les conflits entre communautés, ainsi qu’avec des non-autochtones » (CDH).
On peut donc s’étonner qu’en Guyane, il existe une vision simplifiée, voire simplificatrice, du fonctionnement des systèmes juridiques des communautés autochtones et locales. Celle-ci est peut-être due à l’implication d’une vision extérieure à la communauté dans l’évolution de ces systèmes.
Le Conseil des Droits de l'Homme rappelle qu’« en raison de la diversité des situations dans lesquelles les peuples autochtones se trouvent aujourd’hui, il est difficile de présenter globalement les caractéristiques de leurs processus décisionnels et de leurs organes de décision interne. » L’OMPI (2010) va dans le même sens lorsqu’il est rappelé que « les lois et pratiques coutumières constituent un paysage riche et extrêmement diversifié, dans la mesure où elles sont toutes propres aux cultures dans lesquelles elles se sont développées. Elles présentent certes des similitudes qui permettent de mettre en avant des principes communs, mais étant donné qu’elles sont souvent très distinctives, elles se prêtent difficilement à une approche ‘universelle’. »
Les différences peuvent exister aux niveaux :
Philippe Karpe (2000) précise ainsi que pour la Guyane, il convient de rédiger un droit coutumier qui tienne compte des spécificités des différentes communautés autochtones et locales : « il semblerait absolument indispensable de rebaptiser le travail envisagé par des termes plus appropriés, à l’exemple de ceux de ‘code de droit amérindien’, de ‘code de droit noir-marron’ et de ‘code de droit hmong’. »
Il convient peut-être même d’aller plus loin dans la réflexion et de penser qu’au sein de ces différentes communautés il existe peut-être des différences selon les groupes socioculturels.
Il existe des « coutumiers (ou ‘codes de droit’) » dans le système français : les « Lois codifiées des Iles-Sous-Le-Vent, promulgué par arrêté du 4 juillet 1917, les Lois codifiées des îles Rurutu-Rimatara, promulgué par arrêté du 26 septembre 1900, le Coutumier général indigène pour le Togo et le Cameroun, promulgué par arrêté du 30 septembre 1926 » (Karpe, 2000).
Il n’existe pas de tels codes de droit en Guyane. Cependant, il existe pour ce département une reconnaissance de l’existence de communautés spécifiques qui peut servir de base à l’élaboration d’un tel code :
Ces textes « contiennent et/ou renvoient à un certain nombre de concepts faisant référence aux systèmes juridiques propres des populations […] à l’exemple de la notion de chef coutumier, de droit d’usage et de communauté, de droit à la terre, de droit au patrimoine » (Karpe, 2000). Les articles R.170-56, R.170-58 et D.34 du Code du domaine de l’Etat reconnaissent implicitement le droit des communautés autochtones et locales « de demeurer régis par leurs propres règles de droit. En effet, ces articles, d’une part, distingue la tribu (ou communauté) de l’association et de la société et, d’autre part, lui attribuent des droits en propre (c’est-à-dire une existence juridique propre), de surcroît à caractère collectif. Une semblable reconnaissance peut également être déduite de l’article 33 de la loi d’orientation pour l’outre-mer » (Karpe, 2000). Ce dernier article dispose que l’ « Etat et les collectivités locales encouragent le respect, la protection et le maintien des connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales fondées sur leurs modes de vie traditionnels et qui contribuent à la conservation du milieu naturel et l’usage durable de la diversité biologique. » Cette disposition est donc directement liée à la Convention sur la diversité biologique qui précise que « ce respect, cette protection et ce maintien doivent être assurés, certes par les règles du droit commun de la propriété intellectuelle, mais aussi par les règles de droit propres de ces communautés » (Karpe, 2000).
Une des problématiques principales est l'écart qui existe entre les droits « traditionnels » et une interprétation extérieure des droits coutumiers. Un des problèmes majeurs à l’heure actuelle « porte sur le fait que l’influence des structures contemporaines a parfois conduit à la disparition des conseils des anciens. Dans ce cas, seuls les chefs de village constituent l’autorité reconnue capable de gérer les affaires qui préoccupent la communauté. Non seulement cela constitue un fardeau supplémentaire pour les chefs de communauté, mais cela a aussi érodé les principes démocratiques de prise de décisions des communautés autochtones. Poussés à agir comme porte-parole pour les gouvernements, les chefs de village, dans de nombreux pays, ont perdu de leur objectivité et de leurs capacités à défendre les intérêts de la communauté. Cette situation est aggravée dans certains pays où les chefs traditionnels sont désormais désignés par le Gouvernement pour représenter la communauté » (CDH).
On ne peut à la lecture de cet extrait que s’interroger au regard de la situation guyanaise. En effet, la structuration actuelle ressemble bien à ce qui est présenté ici, et l’on peut se demander dans quelle mesure il existait au préalable des conseils communautaires qui jouaient un rôle essentiel. Il paraît nécessaire d’avoir une réflexion avec les anciens des différentes communautés autochtones et locales afin de mieux comprendre l’impact qu’a eu la mise en place du système des « capitaines », et dans quelle mesure ce système est bien représentatif du fonctionnement ancien et actuel des communautés autochtones et locales de Guyane. Le CDH précise qu’un des effets de ce type d’organisation a eu pour conséquence le fait que « de nombreux peuples autochtones ont perdu confiance en leurs propres organes de prises de décisions, ou nourrissent une méfiance à leur égard. »
Les changements sociétaux que connaissent les communautés autochtones et locales ont des conséquences sur l’évolution de leurs systèmes juridiques. Ainsi, dans le monde, de nombreuses solutions ont été trouvées pour adapter ces systèmes aux besoins de ces communautés. Les parlements et organisations autochtones en constituent un exemple. L’organisation de ces parlements ou organisations est calquée « sur les institutions traditionnelles de prise de décisions ; elles sont composées de dirigeants choisis par les personnes qu’ils ont pour fonction de représenter, sont souvent régies par des textes législatifs, et assument des fonctions visant à favoriser l’intégrité et le bien-être de leur circonscription ou communauté » (CDH). Il s’agit là d’outils qui permettent une meilleure coopération avec les Etats. Cependant, comme le souligne le CDH, les moyens nécessaires à leur bon fonctionnement ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux.
En Guyane, le Conseil consultatif des populations autochtones et businenge pourrait être considéré comme une organisation similaire, mais a-t-on suffisamment réfléchi à la question de la représentativité (voir ci-dessus la réflexion sur les chefs coutumiers), et aussi aux moyens qui lui sont alloués pour accomplir leur tâche, sans compter que – comme le souligne le CDH, la part d’un tel conseil dans la prise de décisions dans les structures de l’Etat est loin d’être clarifiée alors qu’elle constitue une condition de bon fonctionnement.
Il y a une constante adaptation des processus et organes de prise de décision dans les communautés autochtones et locales. Elle est liée, d’une part, à la nécessité de s’adapter « au nouvel éventail d’organes législatifs et administratifs » des Etats, mais aussi, d’autre part, à l’évolution des communautés en elles-mêmes qui impliquent l’intégration de nouveaux membres de la communauté dans la prise de décision. Ainsi, on constate la nécessité d’inclure dans ces processus de décisions une participation plus large de la communauté : femmes, jeunes représentés par des dirigeants. Le vote peut aussi devenir un moyen de désignation des autorités coutumières : « aujourd’hui, la plupart des processus traditionnels de prise de décisions ont été remplacés par des systèmes électoraux de sélection des chefs traditionnels et de prise de décisions internes, […]. A bien des égards, le vote abrège et individualise les processus décisionnels ; il est souvent plus limité que les procédures traditionnelles pour ce qui est de prendre en considération les divergences et les préoccupations des groupes minoritaires d’une communauté, et ne favorise donc pas toujours la cohésion au sein de celle-ci. Toutefois, de nombreuses communautés ont réussi à intégrer des éléments et des principes clefs des systèmes de prise de décisions traditionnels dans les systèmes électoraux modernes, maintenant ainsi des aspects importants des processus de prise de décisions internes au sein de structures électorales plus modernes » (CDH).
Il existe dans un certain nombre de communautés des règles coutumières pour la protection des savoirs traditionnels.
Exemple : Les autochtones des îles du détroit de Torres (Australie) « observent un certain nombre de règles coutumières rigoureuses en ce qui concerne la protection de leurs histoires et de leur musique. Toute personne étrangère à la communauté qui souhaite utiliser un chant ou une danse doit consulter au préalable les anciens de l’île concernée afin d’obtenir une autorisation à cet effet. Ces lois sont connues par la plupart des communautés et sont transmises sous forme écrite ou orale de génération en génération. » (OMPI, 2010). Cependant, la loi australienne ne prend pas en compte ces droits coutumiers. Par exemple, « un artiste non indigène de l’est de l’Australie [a créé] une immense sculpture à l’image du dieu Wandjina2 » alors qu’en vertu des lois coutumières « ces groupes sont les seuls, parmi les peuples aborigènes d’Australie, à avoir le droit de peindre et d’utiliser cette divinité » (OMPI, 2010). La seule solution pour sanctionner l’acte de l’artiste serait de faire valoir qu’il constitue « une copie substantielle d’une œuvre d’art préexistante, protégée par le droit d’auteur » (OMPI, 2010).
En Guyane, il reste beaucoup à faire dans ce domaine. C’est le cas par exemple pour l’utilisation des motifs de Tembe ou des motifs amérindiens dans le commerce (paréos, t.shirts, par exemple).
Quelques questions, propositions et pistes de réflexion en conclusion :
Alexis Tiouka
Août 2013
Sources :
OMPI – Quelle place pour le droit coutumier dans la protection des savoirs traditionnels (Magazine OMPI, août 2010).
Conseil des droits de l’homme. Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones. 12-16 juillet 2010. Point 3 de l’ordre du jour provisoire : « Etude sur les peuples autochtones et le droit de participer à la prise de décisions ». Rapport d’étape sur l’Etude sur les peuples autochtones et le droit de participer à la prise de décision. Rapport du mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones.
Karpe, Philippe. 2000. Rapport de mission sur les coutumiers, Guyane française, 23 janvier au 24 mars 2000. Conseil départemental d’accès au droit de Guyane. Tribunal de grande Instance de Cayenne.
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