DAMAS entre Négritude et engagement politique
par Lawœtey-Pierre AJAVON
Ancien Président de l’Association des Amis de Léon Damas (ASSALD) en Guyane française, Lawœtey-Pierre Ajavon est Docteur d’Etat ès Lettres et Sciences Humaines et enseignant chercheur en Histoire et en Anthropologie.
A l’occasion de la célébration du centenaire de la naissance de Léon Gontran DAMAS, l’un des fondateurs du mouvement de la Négritude, je souhaite joindre ma modeste voix au concert d’hommages qui lui sont rendus de par le monde, à travers cet article toujours d’actualité, publié en 2003 dans le numéro spécial de la « Torche », revue fondée par l’Association des Amis de Léon DAMAS (ASSALD) que j’ai eu l’honneur de présider durant trois ans. On se souviendra pour la circonstance des grandioses manifestations culturelles marquant le 25ème anniversaire de la mort de l’écrivain et poète guyanais à Cayenne le 22 janvier 2003. |
Le Nègre fondamental, l’écorché vif de la Négritude, le rebelle, l’enragé, l’insoumis etc. Nul ne saurait dire exactement, de tous ces qualificatifs, lequel eût mieux défini Léon Gontran DAMAS, poète-écrivain et co-fondateur du Mouvement de la Négritude, aux cotés du Sénégalais Léopold Sédar SENGHOR et du Martiniquais Aimé CESAIRE.
Au-delà de ces qualificatifs, je retiendrai trois facteurs déterminants qui vont tous se conjuguer pour forger le talent littéraire ainsi que l’esprit de révolte chez L. G. DAMAS. D’abord son enfance et son éducation rigides, ensuite sa prise de conscience de Nègre assimilé et « blanchi », enfin la situation sociale, économique et politique de sa Guyane natale. Il serait donc difficile de comprendre l’itinéraire intellectuel ainsi que l’activisme politique de DAMAS sans le rappel de ces éléments au demeurant indissociables.
Illustration : Damas, détail d'un tableau de Patochard.
Une enfance fragile et une éducation bourgeoise
Né à Cayenne en 1912, DAMAS fut élevé, après la mort de sa mère, par des femmes dont sa tante « Man Gabi », une des cousines de son père. De ce dernier, on sait peu de chose. Néanmoins, on apprendra que le jeune DAMAS eut une enfance fragile et que malade, il souffrait d’asthme chronique. Il ne parlera pas avant l’âge de 7 ans. Cela explique sans doute la discipline rigoureuse à laquelle il était soumis ainsi que son éducation bourgeoise. Adolescent, il dut quitter la Guyane à l’âge de 12 ans pour poursuivre ses études secondaires en Martinique, avec comme condisciple Aimé CESAIRE, au lycée SCHOELCHER. Là il fut confronté pour la première fois à la discrimination raciale. Son biographe Daniel RACINE nous rappelle : « au principal qui lui demande s’il est fils de bagnard parce que guyanais, il répond : si mon père était bagnard, je serais aussi blanc que vous… la Guyane est le dépôt des bagnards, mais la France en est bien la fabrique ».
De cet épisode discriminatoire, DAMAS gardera des séquelles qui constitueront plus tard le socle de sa dénonciation contre le colonialisme et l’assimilation. Dès lors, il remet en cause son éducation bourgeoise notamment française, qui tend à nier sa culture créole. Ecoutons-le dans cet extrait de son poème intitulé « Hoquet » :
Ma mère voulant d’un fils très bonnes manières à table […]
Une fourchette n’est pas un cure-dents
défense de se moucher
au su
au vu de tout le monde
et puis tenez-vous droit
un nez bien élevé
ne balaye pas l’assiette […]
Taisez-vous
Vous ai-je ou non dit qu’il vous fallait parler français
le français de France
le français français
désastre
parle-moi du désastre
parlez-m’en
ma mère voulant d’un fils
fils de sa mère […]
Aussi, lorsqu’il débarqua à Paris en 1926 pour ses études supérieures, DAMAS était déjà à la recherche de son identité et multiplia plusieurs expériences universitaires : Langues Orientales, Lettres, Ethnologie et Droit. Car, il n’avait cessé de mettre toute son énergie au service de son appétit de savoir. Il élargit son cercle d’amis et se fit présenter L.S. SENGHOR par CESAIRE, se lia d’amitié avec plusieurs intellectuels, particulièrement afro-américains : Langson HUGUES, Countee CULLEN, Claude MAC-KAY, Jean TOOMER…
La poésie damasienne,
arme de combat politique et de prise de conscience nègre
S’appuyant sur l’écriture comme arme, DAMAS collabora très tôt à plusieurs revues noires : « La Revue du Monde Noir », « Légitime Défense », « L’étudiant Noir » ; ses premiers poèmes furent publiés dans la revue « Esprit » dès 1934, et son œuvre phare PIGMENTS connut un succès retentissant dans les milieux estudiantins noirs de Paris. Son préfaceur Robert DESNOS fit alors allusion à la révolte contenue dans ses poèmes en ces termes : « Il se nomme DAMAS. C’est un nègre… DAMAS est nègre et tient à sa qualité et à son état de Nègre […] ».
Incitant ses « frères » antillais à aller à la découverte de leurs origines et à rejeter le modèle européen ainsi que le capitalisme, le colonialisme et l’assimilation, DAMAS découvre alors son état de « blanchi » englué dans « l’assimilation-aliénation » culturelle. Il se pose donc comme le porte-parole de tous ces aliénés et s’adresse aux élites antillaises et africaines complices de la soumission de sa race. Cette race dont le tragique s’enracine profondément dans l’histoire, celle de l’Esclavage. D’où son sentiment d’avoir été trahi par ses propres « frères » qui vendirent d’autres Africains à des racistes. Dénonçant la servitude du « bon nègre » d’aujourd’hui qui fit place à l’esclave d’hier, DAMAS s’insurgea contre « ceux qui permirent le déracinement de deux cent cinquante millions des leurs […]. Ceux dont les pères vendirent les fils à l’encan et les fils à leur tour la Terre-Mère. Ceux dont les frères donnèrent si gentiment la chasse à leurs frères… ».
Cette rage n’empêcha nullement l’auteur de PIGMENTS de garder sa foi inébranlable en l’Afrique, l’authentique Afrique, comme il la voyait dans son poème « Shine » : « j’ai au toit de ma case jusqu’ici gardé l’ancestrale foi conique… ». Mais, un autre drame historique – la seconde guerre mondiale - dans lequel furent impliqués des soldats africains fournira une fois de plus à DAMAS l’occasion de s’adresser à ses « frères » dans le dernier poème de PIGMENTS.
Fustigeant leur implication dans une guerre qui ne les concernait pas, le Guyanais conseillait aux tirailleurs « d’envahir » d’abord le SENEGAL pour le libérer de l’emprise française. Aux yeux de DAMAS, ces soldats n’étaient que des « mercenaires », des « drogués de l’Empire ». Par cette prise de position, même si leur divergence n’a jamais été franchement frontale, DAMAS se démarquait ainsi de la posture de Félix EBOUE, autre natif de la Guyane, partisan convaincu de l’assimilation et ancien administrateur en chef des colonies d’Afrique équatoriale française (AEF). Invitant ses compatriotes d’Outre- Mer à « jouer le jeu », on rappellera pour mémoire le rôle déterminant du gouverneur EBOUE pendant la Seconde Guerre mondiale, aux côtés du général de GAULLE. On n’insistera jamais assez sur ce rôle qui permit à la France Libre de bénéficier de ses premières troupes, grâce aux 40 000 Africains.
Paradoxalement ce fut en Côte d’Ivoire colonisée que les propos de DAMAS trouvèrent un écho. En effet, les soldats de ce pays, imprégnés des paroles du poète, passèrent à l’action en refusant de se faire enrôler dans les troupes françaises en 1939.
Cependant DAMAS n’avait pas oublié - réagissant en tant que Guyanais - le rôle joué par un contingent de 150 tirailleurs africains envoyés par la France afin de mâter la révolte des populations guyanaises à Cayenne à la fin de la Première Guerre Mondiale.
Aussi, la véritable prise de conscience de la situation de son pays lui vint en août 1934, lorsque sur l’intervention de son professeur Marcel MAUSS, DAMAS fut chargé d’une mission ethnographique sur « les survivances africaines dans les Guyanes hollandaises et françaises ». A la fin de sa mission, il publiera RETOUR DE GUYANE, ouvrage aussitôt interdit par l’administration française qui lui reprochera son ton rageur et subversif. C’est le lieu d’ouvrir ici une courte parenthèse pour apporter un témoignage par rapport à cet ouvrage à qui on pouvait faire toutes les critiques, sauf de ne pas être réaliste. Ce qui pouvait expliquer l’engouement des étudiants Africains de l’époque pour cette œuvre, que beaucoup faisaient des pieds et des mains pour se la procurer. L’incompréhension provoquée par la censure à peine voilée des milieux autorisés était suivie d’une sorte de défiance à l’égard de l’ordre institutionnel, dans la mesure où d’aucuns pensaient qu’avoir en mains ou dans sa bibliothèque le livre fétiche de DAMAS, équivalait à une bravade envers un certain ordre arbitraire. Il s’agissait en réalité de réhabiliter une œuvre toujours d'actualité.
Par ailleurs, pour les Africains de notre génération, DAMAS - aux côtés de CESAIRE - n’était pas seulement le réveilleur des consciences qui contribua à façonner l’esprit critique d’une certaine élite africaine, mais il était aussi et surtout « la voix des sans-voix ».
Qui mieux que l’auteur de RETOUR DE GUYANE pouvait traduire, à travers la force de ses idées et la fidélité de ses engagements, le rejet de l’oppression que subissaient les Africains en lutte pour leur émancipation ? Et, c’est à juste raison qu’il était considéré comme le porte-drapeau du combat avant-gardiste du continent noir, à l’instar d’autres grandes figures du panafricanisme. Sentiment qui se situait aux antipodes de celui exprimé à l’égard du poète-président et co-fondateur de la Négritude, Léopold Sédar SENGHOR. Il ne s’agit pas ici de refaire le procès politique de ce dernier. Mais, force est de constater que le progressiste et défenseur d’hier au sein de l’ex-Rassemblement Démocratique Africain (RDA), compagnon de route des panafricanistes, tels que le Guinéen Sékou TOURE et le Malien Modibo KEITA, a dû prendre ses distances avec ces derniers, pour se mettre au service de l’ancien colonisateur. A l’inverse, DAMAS, quant à lui, avait choisi de conserver sa liberté de conscience et de parole, au point de s’attirer l’ire des autorités françaises de l’époque.
Sans doute, SENGHOR était-il sincère lorsqu’il déclarait dans une interview, peu avant sa mort, qu’il n’y eut jamais de divergence entre DAMAS et lui. En effet, le Guyanais, homme de compromis et non de compromission, avait toujours su garder, malgré tout, son amitié pour le poète-président, tout en restant fidèle aux valeurs qui furent à l’origine de la création du mouvement de la Négritude : réhabilitation et reconnaissance de la culture nègre, libération politique et émancipation des peuples opprimés en particulier, ceux d’Afrique noire.
Par ailleurs, au plan littéraire, il est loisible de déceler une nette opposition entre les prises de positions du Sénégalais et celles du Guyanais, quant à leur posture respective vis-à-vis de l’ancien « maître ». En effet, là où SENGHOR dans son poème « Hosties noires » présentait la rencontre de l’Occident et de l’Afrique sous sa célèbre formule « la raison est hellène, l’émotion nègre » (même si l’auteur s’en est par la suite expliqué sans convaincre) ou encore, là où dans un excès d’adulation pour le colonisateur, il adresse une « prière à Dieu » en le suppliant : « au jour du jugement dernier, parmi toutes les nations, Seigneur, placez la France à votre droite », voici ce que semblait lui répondre DAMAS qui n’aspirait qu’à revendiquer pleinement son identité nègre dans PIGMENTS :
« Se peut-il donc qu’ils osent
Me traiter de blanchi
Alors que tout en moi aspire à n’être que nègre
Autant que mon Afrique
Qu’ils ont cambriolée… »
Dans un autre poème, au même Dieu à qui SENGHOR adressait sa supplique, DAMAS nous dit :
« Pardonne à Dieu qui se repent
De m’avoir fait
Une vie triste
Une vie rude
Une vie âpre
Une vie dure
Une vie vide ».
La situation de la Guyane, un scandale socio-économique
Le constat de DAMAS sur la situation de son pays est accablant : un pays aux grandes potentialités agricoles et industrielles transformé en bagne « avec quelques nègres pour l’exotisme » ; échec de la France en Guyane, territoire vidé de ses premiers habitants ; la Guyane, « gigantesque cimetière d’Européens… ». DAMAS n’épargnera pas non plus l’administration française centralisatrice à outrance ainsi que la toute-puissance des gouverneurs. Pour lui, « La Guyane continue à vivre son existence de paria : de paria lépreux et Cayenne est moins entretenue qu’une ville d’Afrique ». L’écrivain n’oubliera pas cependant l’objet purement ethnologique et essentiel de sa mission sur sa terre natale : l’étude des Noirs-Marrons. C’est pourquoi il n’hésitera pas à rendre hommage à ces « Africains de Guyane », surtout à leur révolte, tout en soulignant l’authenticité de leur culture : « si les nègres Bosh ne s’étaient pas révoltés durant l’esclavage, s’ils n’avaient pas brûlé la politesse à leurs maîtres, s’ils ne vivaient pas la vie ancestrale du fleuve, on se demande sans eux, sans leurs pirogues, comment on voyagerait d’un point à l’autre de la Guyane ».
Face donc à la faillite économique politique et sociale de la France en Guyane, DAMAS ne trouvera mieux que de mettre la puissance coloniale en demeure: « La Guyane, l’aménager ou l’évacuer ».
Cette brève et rapide présentation de l’illustre écrivain et poète guyanais de la Négritude ne prétend pas avoir épuisé l’étude de sa vie ni de ses œuvres. Ceux qui l’ont connu personnellement ou approfondi son immense héritage littéraire s’y sont attelés avec plus de compétence que moi.
Toutefois, je me permettrai de conclure sur un sentiment personnel. Ayant assuré la présidence de l’Association des Amis de Léon Damas (ASSALD) pendant trois ans (2003-2006), j’ai appris à redécouvrir L.G. DAMAS à travers la lecture de certains documents et ouvrages inédits ramenés à Cayenne après le décès du poète, grâce à la contribution du centre Shomburg de Recherche sur la Culture Noire de New-York.
A l’occasion du 25e anniversaire de la mort de L.G. DAMAS couronné par un grand concours littéraire organisé par l’ASSALD, nos nombreux invités notamment Américains et Japonais (DAMAS est enseigné à l’université de Tokyo et son poème « HOQUET » a été traduit en japonais par le professeur Kunio TSUNEKAWA) ont témoigné de l’audience et de la notoriété du poète guyanais Outre-Atlantique et dans certaines universités réputées du Pacifique.
C’est dire combien l’héritage de DAMAS reste encore vivace à l’étranger, surtout aux Etats-Unis où il s’était retiré, et où ses enseignements étaient fort appréciés, en particulier par les étudiants Africains-Américains.
Enfin au moment où, élections présidentielles obligent, ce Département français d’Amérique (DFA) focalise à nouveau toutes sortes de surenchères politico-médiatiques, il conviendra de relire RETOUR DE GUYANE. Car, le diagnostic réaliste et objectif - mais osé pour l’époque - reste plus que jamais d’actualité. En cela, DAMAS demeura un visionnaire averti qui, seul contre tous, savait qu’il n’y aurait rien de nouveau sous la France équinoxiale.
Lawœtey-Pierre AJAVON
22 janvier 2012
et 34e anniversaire de la mort de L.G. Damas (22 janvier 1978)
La Guyane célèbre L.G. Damas à l'occasion du 100e anniversaire de sa naissance
(28 mars 1912) :
18 janvier 2012 : Année Damas : c'est parti ! (Guyaweb)
18 janvier 2012 : Lancement officiel de l'année Damas (Conseil Régional de Guyane)
18 janvier 2012 : Une année pour conter Damas (France-Guyane)
20 janvier 2012 : La Guyane célèbre l'année Damas (Conseil Général de Guyane)
+ d'infos :
Biographie de L.G. Damas extraite du site de l'Académie de Guyane (pdf) ; sur le site l'Ile en Ile et sur le site de Rédris.
Emission de France-culture du 11.12.2011 consacrée à LG Damas.
L'Association des Amis de L.G. Damas (ASSALD) est située
94 rue Christophe Colomb - 97300 Cayenne
Du même auteur, sur blada.com
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