L'espace d'une fugue...
« Les Espagnols appliquaient primitivement le terme « marron » aux animaux qui, de domestiques, devenaient sauvages (…), et c’est pour cela qu’ils l’ont étendu jusqu’à leurs nègres. Puisque l’on dit cochon marron, pourquoi ne pas dire nègre marron. »
Victor Schoelcher
Dès le 16ème siècle, dans les marges des colonies du Nouveau monde, des sociétés d’esclaves fugitifs voient le jour : Palenques et Cumbes de l’Amérique hispanique, Quilombos et Mocambos du Brésil, Maroons communities de Jamaïque et de Floride, Kampus de Guyane et du Surinam. Au-delà de leurs différences, ces communautés «buissonnières» partagent en commun un même art de la fugue : le repli en forêt constitue en effet la matrice de leurs cultures. Quel qu’en soit le sujet (réfugiés, vagabonds, transfuges, déserteurs, etc.), la fugue se compose toujours en contrepoint des machines de capture. Si elle trouve dans l’expérience historique du marronnage1 sa manifestation la plus évidente, elle n’en demeure pas moins une forme de résistance universelle, repérable en d’autres lieux, en d’autres temps ; y compris à venir…
La notion de « fuite » renvoie essentiellement à deux choses : 1) l’idée d’une lâcheté, d’un refus de l’action. 2) l’idée d’une simple réaction, d’un instinct « animal » de survie vis-à-vis d’un danger imminent ou d’une violence subie. Dans les deux cas, la fuite apparaît toujours comme un phénomène passif et second. De par ses renvois musicaux, la notion de « fugue »2 rend bien mieux compte de la dimension créatrice des « lignes de fuite » : « (…) c’est toujours sur une ligne de fuite qu’on crée, certes pas parce qu’on imagine ou qu’on rêve, mais au contraire parce qu’on y trace du réel, et que l’on y compose un plan de consistance. »3
« Fuir, mais en fuyant, chercher une arme4» , nous enjoint Deleuze. Justement, les nègres marrons ne fuient pas : ils « fuguent »... Maîtres du subterfuge, ils s’esquivent, se dérobent, s’évanouissent dans une nuée d’artifices : des fausses pistes, des leurres, des stratagèmes, des ruses de toute sorte. Fugueurs, les guerriers marrons ne persistent dans l’être qu’en disparaissant ; de leur disparition ils font une arme à multiples tranchants. Dans leur mouvement perpétuel de retrait et d’attaque, les accompagnent, les soutiennent, participent aux combats, des femmes, des enfants, des anciens et des esprits ; toute une diaspora mouvante d’où jailliront des formes de vie inédites. C’est d’abord, aussi fragile soit-elle, cette vie commune des hommes et des femmes, des Kongo et des Ashanti (diversité des origines africaines), des vivants et des morts, qui produit la communauté. Par « communauté », il faut entendre une organisation religieuse et politique, des techniques agricoles et de construction, un art et une pharmacopée, bref une culture complète. Ainsi, l’espace d’une fugue, dans les plis et replis des bois humides et touffus, des « contre-cultures » marronnes surgissent et se déploient ; des cultures dont l’organisation et les valeurs s’opposent diamétralement à celles des sociétés esclavagistes. Mais si le marronnage trace la ligne de fuite de l’espace colonial, il génère également, dans le même mouvement créateur, des spatialités inouïes : espaces de vie des villages furtifs, espaces charnels des corps scarifiés, espace-temps mystiques des danses et rituels, espaces plastiques des objets produits (pagaies, calebasses, maisons sur pilotis, etc.). Le Tembé, l’art des peuples marrons de Guyane française et du Surinam, offre au regard l’un des plus beaux « espaces de fugue » : aujourd’hui encore, le marronnage s’y poursuit dans les entrelacs du bois sculpté. rend bien mieux compte de la dimension créatrice des « lignes de fuite » : « (…) »
Villages marrons, villages furtifs…
« (…) nous avançâmes jusqu’à l’entrée d’un beau champ de riz mûr, qui formait un rectangle, au bout duquel la ville rebelle [Gado saby] paraissait en amphithéâtre. (…) L’activité de ces nègres, lorsqu’ils sont tranquilles dans les forêts, est des plus grandes ; au moyen de trappes artistement pratiquées et des hautes marées, ils prennent abondamment du gibier et du poisson qu’ils font sécher à la fumée pour les conserver. Leurs champs sont couverts de riz, de manioc, d’ignames, de plantaniers, etc. (…) Ils pourraient nourrir des cochons, de la volaille, et dresser des chiens pour la chasse ; mais ils craignent que les cris de ces animaux, et surtout le chant du coq, qu’on peut entendre de très loin dans la forêt, ne fasse découvrir le lieu de leur retraite. »5
La plupart des noms des camps de rebelles comportaient une allusion ironique, une provocation à l’égard des troupes coloniales qui les traquaient. Dans son journal d’expédition, le capitaine Stedman nous en énumère quelques uns : Gado saby : « Dieu seul me connaît » ; Mele my : «Troublez-moi, si vous l’osez » ; Kebry my : «Cachez-moi feuillages»…
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Le fugitif et le molosse
« … Limier robot est infaillible. (…). Ce soir, notre chaîne est fière de pouvoir suivre le Limier par hélicoptère-caméra dès son départ en chasse (…) un nez si sensible qu’il est capable d’identifier et de retenir dix mille constituants olfactifs sur dix mille personnes sans être reprogrammé ! »6 Pattes arachnides, vélocité foudroyante, odorat infaillible, un molosse cybernétique se lance à la poursuite de Montag ; le pompier rebelle du célèbre roman d’anticipation Fahrenheit 451. Le crime de cet homme : avoir sciemment conservé et lu des livres qu’il était censé détruire. Dans le monde parallèle imaginé par Ray Bradbury, l’ordre des choses s’inverse : les maisons étant ignifuges, les pompiers se font pyromanes. Fahrenheit 451, c’est précisément la température à laquelle un livre se consume. Les soldats du feu sont désormais les nouveaux inquisiteurs d’un pouvoir totalitaire qui a banni tout ce qui favorise réflexion, passion, sédition : les livres sont traités au lance-flamme et leurs lecteurs retraités en psychiatrie. Dans le parc d’attraction généralisé, dans le Disneyland obligatoire, dans le reality show permanent que sont devenus les Etats-Unis et leur empire, les « murs-écrans » des logements déversent en continu, sous forme de programmes télévisés, apathie et amnésie : une zombification cathodique.
«Afin de pourchasser les Indiens fugitifs et les Noirs marrons, on inventa dans l’île de Cuba une superbe machine à ratisser et exterminer : le limier assassin. Sa renommée s’étendit à travers tout le territoire et bientôt on en exporta en grand nombre vers le sud des Etats-Unis, où ils étaient connus sous le nom de Cuban hounds.»7 La fable futuriste de Bradbury porte l’écho des vieilles histoires d’esclaves échappés et de chasse à l’homme. La cavale de Montag s’inscrit dans celle plus ancienne du nègre marron. L’esclave fugitif et le molosse forment un couple indissociable, autant dans l’imaginaire que dans la réalité de l’esclavage. A l’instar du nègre marron, c’est en plongeant sous le couvert des futaies que le héros de Fahrenheit 451 échappe à la machine de capture. Retour d’un animal domestique à la vie dans les bois (étymologie de l’espagnol « cimarron »), la ligne de fuite du marronnage est une ligne d’ensauvagement. Le marron partage avec le pirate des Caraïbes (utopie de Libertalia), avec le bandit social (Robin Hood, Cartouche, Zapata…), avec le vagabond céleste (beat generation), avec l’incorrigible gamin fugueur, avec tous ceux qui refusent l’assujettissement des esprits et des corps, la pratique de la « dé-domestication », de l’« in-discipline » radicale. Ce n’est sans doute pas un hasard, si dans l’un des livres fondateurs de la littérature américaine, Les aventures de Huckleberry Finn (Mark Twain), la fugue de l’enfant et celle de l’esclave se confondent en une seule et même odyssée libératrice : la dérive, à bord d’un radeau de fortune, sur les eaux majestueuses du Mississipi, de Jim, l’esclave nègre qui refuse de se laisser vendre, et de Huck, le jeune orphelin qui refuse les bonnes mœurs de la « sivilisation ». Avec David Thoreau, le célèbre auteur de la Résistance au gouvernement civil, la quête de la vie sauvage prendra la forme d’un retrait philosophique en forêt (Walden ou la vie dans les bois).
A suivre...
Dénètem TOUAM BONA
den2am@yahoo.fr
Novembre 2005
1. Pour une analyse détaillée des différentes formes de marronnage, le phénomène général de la fuite des esclaves « noirs », se reporter à mes autres textes : Retour du Maroni in revue Drôle d’époque n°13 (2003), Les métamorphoses du marronnage in revue Lignes n°16 (2005), « Negros cimarrones » in revue Africultures (2005), en ligne sur : www.africultures.com.
2. « La fugue (latin fuga, fuite) est une forme de composition musicale dont le thème, ou sujet, passant successivement dans toutes les voix, et diverses tonalités, semble sans cesse fuir. » M. Dupré, article « fugue » in Encyclopédie Universalis.
3. Dialogues, Deleuze & Parnet, p. 164, éd. Flammarion/Champs, Paris, 1996.
4. Dialogues, p. 164.
5. Extrait du récit, par un de ses Capitaines, de l’expédition hollandaise (1772-1777) contre les Boni : Narrative of Five Years Expedition against the Revolted Negroes of Surinam, G. Stedman, p. 206, J. Hopkins University Press, 1992.
6. Fahrenheit 451, Ray Bradbury, p. 174, éd. Denoël, coll. Folio/SF, 1995.
7. Premières lueurs du jour sous les tropiques, G. Cabrera Infante, p.18, éd. Mille et une nuits, Paris, 2003.
Du même auteur, en ligne :
Africultures : Dressage et sélection du bétail humain
Blada : “ Ecrire ” Haïti… Frankétienne, Lyonel Trouillot, Gary Victor
Interdits.net : Dans les interstices de la ville
Interdits.net : A l’écoute des guérisseurs
Interdits.net : Ethnopsychiatrie
Interdits.net : Profession : Grigithérapeuthe
Interdits.net : Ouvrier : un mot en friche
Interdits.net : La révolte d’Attica
Interdits.net : Le cas Pinochet
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Interdits.net : Dani Kouyaté en Guyane : Eloge de la folie
Interdits.net : La croisière immobile des détenus de Loos
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