Lors d’un entretien (avec Véronique Mortaigne ) publié dans le journal Le Monde du
22 février 2005 (également télévisé), en réponse à la journaliste qui l’interrogeait sur sa vision du Brésil du futur en ces termes « Que diriez-vous de l’avenir ?», Claude Levi-Strauss a eu cette réponse terrible et réaliste : « Ne me demandez rien de ce genre. Nous sommes dans un monde auquel je n’appartiens déjà plus. Celui que j’ai connu, celui que j’ai aimé, avait 1,5 milliard d’habitants. Le monde actuel compte 6 milliards d’humains. Ce n’est plus le mien.» Deux expositions à Paris nous invitent donc à remonter ce temps-là, et celui qui est le nôtre aujourd’hui, et à descendre le cours de l’Amazone depuis ses sources dans les Andes vers son embouchure. Toutes deux ont en commun la forêt Amazonienne et les Hommes qui l’habitent, en vivent, ceux d’hier, avant et après la colonisation européenne, ceux d’aujourd’hui qui continuent à essayer d’en vivre malgré une emprise toujours croissante de la société moderne, des routes, des barrages, des pâturages et des élevages de bovins, des plantations de soja.
Celui que j’ai connu, celui que j’ai aimé, avait 1,5 milliard d’habitants.
Le monde actuel compte
6 milliards d’humains.
Ce n’est plus le mien.»
Claude Levi-Strauss (2005)
Au Grand Palais, l’exposition « Brésil Indien » est une ode à la vie et à la mort, au propre comme au figuré, des peuples autochtones amérindiens, une exposition tout en couleurs, en musique, en chant, en danse. On remonte le fil du temps, aux sources de la vie, aux sources de l’Amazone, en commençant par l’étape finale, ultime instant de la vie après la mort chez les amérindiens, l’urne funéraire. Car les rites d’enterrement sont aussi le moment pour tous les groupes ethniques de se réunir, de festoyer, de se connaître, permettant aux hommes et aux femmes de se rencontrer, de se séduire. Puis, après nous avoir émerveillé avec les parures de plumes des oiseaux de la forêt amazonienne, on découvre la dernière salle des collections rapportées par Claude Levi-Strauss, au siècle dernier. Ces plumes-là ont perdu de leur attrait dans les collections traitées contre les moississures et autres ravageurs. Trois photos défraîchies, comme sorties de l’album de famille, sont accrochées au mur pour évoquer cette tranche de vie dont nous parle encore aujourd’hui Claude Levi-Strauss, cette existence sous les « Tristes Tropiques ». Les objets de cette vie passée chez les amérindiens du Mato Grosso sont là, dans les vitrines, inertes, alignés, étiquetés, tout droit extraits des tiroirs et des collections des musées où ils sont conservés avec, pour seule valeur, celle d’évoquer l’homme, la femme, l’enfant qui les ont saisis, portés, utilisés au cours de leur vie en forêt Amazonienne. Triste nostalgie. Comme les photos qui jaunissent, les parures de plumes se dégradent, ternissent, se fanent comme les fleurs de printemps une fois coupées.
La plume est vivante sur l’oiseau en chair et en os. Pour fabriquer les coiffes, ce sont plusieurs dizaines de perroquets d’Amazone amazonica, d’Ara macao, Ara chloroptera ou Ara araurana qu’il faut abattre pour en capturer les vives couleurs. Ces coiffes sont soigneusement entretenues, conservées dans des paniers tressés. Il faut souvent les remplacer, et chasser de nouveau ces splendides psittacidés ; on peut aussi les élever au village. Pour cette exposition, un grand nombre des pièces exposées proviennent des Etats du Roraima, de l’Amapa et du Para, à la frontière des trois Guyanes, les derniers bastions de l’Amazonie qui restent à protéger, et en particulier de la Réserve Indigenas de Tumucumaque, où les amérindiens Wayana et Wayampi peuvent encore chasser ces volatiles en nombre suffisant pour continuer à produire tous ces objets de la vie courante. Mais avec la disparition de la forêt amazonienne, l’avancée du front pionnier, la déforestation et la chute de la biodiversité qui y sont associées, on peut aussi parier qu’il leur deviendra de plus en plus difficile de se fournir en plumes pour les prochaines fêtes célébrant la vie, la mort, la re-naissance. Préserver la faune, celle des oiseaux sauvages comme les amazones vertes et jaunes, les aras bleus et rouges, l’agami gris, le hocco noir, les toucans noirs, rouges et jaunes, ce n’est pas seulement protéger la biodiversité pour notre confort d’européens qui ont plaisir à contempler ces beautés naturelles, transformées par la main de l’homme en forêt amazonienne. C’est également permettre l’expression de la diversité culturelle de tous ces peuples amazoniens, celle qui nous fascine et nous émeut encore aujourd’hui à Paris au Grand Palais, des décennies après que Claude Levi-Strauss les a quittés. Le Parc national de Tumucumaque du Brésil est donc plus que jamais un exemple à suivre pour la France, ne serait-ce que pour permettre aux Wayanas du Haut-Maroni et aux Wayampi de l’Oyapock de continuer à célébrer leurs rites culturels avec les produits de leur Nature, la nôtre en Guyane, un petit morceau de cette Amazonie au sens large.
Avec « Amazônia Brazil », le Palais de la Découverte nous entraîne dans un périple sur l’Amazone d’aujourd’hui avec ses grandes villes et installations industrielles. Dans les années 1970, les militaires brésiliens voulaient coloniser l’Amazonie et étendre la souveraineté de l’Etat aux confins du territoire, toujours inconnu. Pour un grand nombre d’entre nous, européens, ce pays est en effet une « Terra Incognita » ; cette exposition nous invite à découvrir, au fil de l’eau, son fleuve et sa forêt depuis ses sources jusqu’à son embouchure.
Dans l’exposition, en contemplant les images murales, géantes, de la forêt Amazonienne, on l’imagine encore intacte, baignée de toutes parts par des fleuves, des rivières. On se projette dans cet ‘enfer’ pour les uns, ‘paradis’ pour tous les autres, encore vert. Enfant, on se rêve explorateur, géographe, scientifique, ethnobotaniste, ethnologue au XXIème siècle, en périple dans le nouveau monde, perdu dans les monts Tumucumaque, sur les traces de Charles de la Condamine, de Bonpland et de Humbolt, et de Coudreau, dans les Guyanes, sur le Rio Negro, aux confins de l’Amazonie. Suspendu dans les hamacs du fond de la salle d’exposition, on se sentirait presque bercé par le bruyant moteur diesel de la tapouille qui nous conduit dans le voyage de retour, de Laeticia à la frontière de la Colombie, vers Manaus puis Belem où nous embarquerions, enfin, pour l’ancien monde. Il ne manque plus que la moiteur ambiante et les moustiques !
Au terme de ce long voyage, on posera nos malles avec tous nos échantillons et collections scientifiques (coiffes de plumes, paniers tressés, calebasses, herbiers de fruits et de fleurs, couleuvre et platine de manioc, arcs et flèches, dents d’agouti, crânes de singe, becs de toucans, poteries, bancs et calebasses sculptés, colliers de graines, pharmacopée traditionnelle, huile d’andiroba, etc…) glanés ci et là dans les villages, en forêt, et qu’il nous faudra patiemment décortiquer, analyser, décrire et présenter au public averti ou profane. Tous ces objets pourraient tout aussi bien être notre paquetage rassemblé dans le katouri-dos. Après avoir abandonné notre village et notre dernier abattis envahi par les fourmis manioc, pour rejoindre à des lieues de là un ancien village abandonné il y a plus de 50 ans. Depuis, la forêt s’y serait reconstituée grâce au transport des graines par les animaux qu’on aura pris soin de ne pas exterminer en prévision du retour. Mais là s’arrête le rêve. La boucle et le cycle de la vie ne peuvent plus être bouclés. La réalité est tout autre. Elle est au cœur de cette exposition du Palais de la Découverte mais il faut prendre de l’altitude pour mieux en apprécier la portée, l’ampleur. Il faut voler plus haut que l’aigle Harpie et s’élever bien au-dessus des Monts Roraima ou Tumucumaque, plus haut que le Cessna qui m’a permis d’en avoir un premier aperçu en survolant le Mato Grosso del Sud pour rejoindre le tournage de l’émission Ushuaïa Nature en juin 2001, ce qui restait de la Mata, la forêt en brésilien après 20 ans de développement dans le sud du Brésil. Il faut s’accrocher au satellite, ou tout au moins analyser les images colorées que cet œil artificiel, qui voit et nous regarde, nous envoie de là-haut : la forêt d’émeraude vire au rose.
Habituellement, je lis l’hebdomadaire « Courrier International » dans l’avion, et quelquefois en ville selon les sujets abordés. Il y a plusieurs années, dans le cahier central dédié au futur très incertain de l’Amazonie, il se faisait l’écho des travaux de Bill Laurance et de la controverse sur le projet « Acança Brazil ». Ce mois-ci, la revue a publié un hors série « Atlas des Atlas » de mars-avril-mai 2005. On y trouvera une carte, réalisée en collaboration avec l’IRD, de la forêt qui est, elle, bien connue des Amérindiens Mebengokre (ou Kayapo). Sous le titre « Amazonie en peau de chagrin » en page 54, on peut visualiser à quoi ressemble le recul de la forêt ; notre « poumon vert » est bien malade.
Le front pionnier a grignoté, année après année, la terre des Mebengokre. Coincés entre ce front et le fleuve Xingu, ils vivent désormais dans un périmètre de près de 200 kilomètres de carré avec un fort effet de bordure qui affecte un peu plus la réserve indigène. Le drapeau des Mebengokre est vert et jaune, barré par une diagonale bleue, la nuit étoilée, avec trois étoiles blanches. Au centre de la nuit, un arbre. Est-ce un châtaigner du Brésil (Bertholettia excelsa) sur lequel repose en partie le développement durable et le commerce équitable de cette forêt amazonienne ? A l’instar des arbres de cette espèce protégée par la loi, cet arbre survit à la frontière des deux couleurs, celles de deux mondes antagonistes, d’une part le vert de la forêt, d’autre part les pâturages grillés par le soleil, le jaune mais vu par le satellite, c’est tout rose, ou rouge selon le traitement des images Landsat, ou sur d’autres images avec des résolutions différentes. Bientôt, après l’abandon des pâturages du Para et du Mato Grosso, grâce à la réforme agraire tant voulue au Brésil, les « aventuriers de l’or vert » transformeront l’Amazonie en vaste champ de colza, « l’un des greniers à grain de la planète» dixit l’hebdomadaire L’Express du 21 au 27 mars 2005 (page 38-42). Et moi qui croyais que l’Amazonie était comme une bibliothèque avec toute la moitié de la diversité du vivant de la planète, voilà que c’est devenu une mono-culture, la contre-culture amazonienne. Un jour, en 1989, lors d’une mission dans la forêt près de Sinnamary, un Docteur Professeur Allemand me disait, en plaisantant, qu’on pouvait bien remplacer la forêt amazonienne par des champs sans que cela affecte le bilan de la couverture végétale de la planète. C’est ce qui est en train de se passer. Mais pour la diversité biologique et culturelle, on repassera.
On peut encore espérer protéger et sauver cette forêt, avec l’aide des amérindiens notamment. En 1988, alors jeune étudiant moi-même, j’ai appris de la bouche de Darel Posey, un éminent écoanthropologue malheureusement trop vite disparu en 2001 à l’âge de 51 ans, que les Kayapo emportaient avec eux ces graines de châtaigner du Brésil et les plantaient, à la manière des agoutis, sur leurs itinéraires en forêt, en prévision des besoins des générations futures. Lorsqu’on compare les cartes du Télérama Hors Série, celle en page 5 montrant l’étendue des zones défrichées en 1981 et en 2000, et celle de la page 90 avec les limites des Terres indigènes reconnues ou en voie de l’être, une évidence s’impose: la survie de l’Amazonie passera pas les terres indigènes, seul rempart contre l’avancée des bulldozers et des tronçonneuses, et pas seulement par les parc nationaux et réserves naturelles qui sont si facilement colonisés comme nous l’a montré l’exemple guyanais de la Réserve des Nouragues. Comme nous le rapporte presque chaque jour l’actualité internationale (2), cela ne se fera pas sans heurts, sans haine. Les Etats devront être à la hauteur pour aider les jardiniers-indigènes, ces autres planteurs, aménageurs de l’Amazonie depuis quelques milliers d’années. En décembre 2004, j’ai rencontré sur le fleuve Essequibo dans la réserve Iwokrama, au Guyana, un amérindien Macuxi-Wapixana de plus de 60 ans. Devant sa maison, près de l’abattis, il a planté il y a 40 ans deux graines de châtaigner du Brésil. L’une a été emportée par un agouti, l’autre a germé. Le rejeton atteint aujourd’hui une trentaine de mètres et 80 centimètres de diamètre à sa base. Il porte des fruits qui renferment des graines. Son fils qui a mon âge m’a donné une de ces graines. Je ne la planterai pas mais cette chronique en est le fruit. Il va falloir beaucoup plus d’homme-agouti pour replanter la forêt Amazonienne !
Pierre-Michel Forget PS.1. PS.2. (AFP) Dans Le Monde du 3 mai 2005. « Brésil : les autorités ont obtenu la libération de quatre policiers retenus en otage par des Indiens, samedi 3 avril, dans l’Etat amazonien du Roraima [...]. Les planteurs de riz et les autorités locales refusent de céder les terres (de la réserve Raposo Serra do Sol légalisée le 15 Avril) aux 16484 Indiens macuxis, taurepangs, wapixanas et ingarikos. ». Le même jour, en page 19, il y avait un article sur l’entreprise de cosmétiques Natura qui est engagée auprès des communautés indiennes pour la production et le commerce équitable de produits dérivés de la diversité végétale de la forêt amazonienne. L’espoir est encore de mise © Pierre-Michel Forget, Mai 2005, tous droits réservés (texte et photos).
pmforget@yahoo.fr
En prenant quelques clichés de la campagne picarde aux couleurs du Brésil, j’ai observé ce jeune charme pousser à la frontière de deux champs, de colza et de blé, sur fond de ciel bleu. Il m’a fait penser à cette autre ‘noyer’ au Brésil, cousin éloigné poussant aussi au milieu des terres agricoles. Les îlots boisés de nos campagnes sont ce qui nous reste de la forêt d’antan. Il nous a fallu quelques centaines d’années pour en arriver là, un peu comme pour la Mata Atlantica qui a surtout souffert au cours du dernier siècle. En Amazonie, cela va prendre beaucoup moins de temps, et le grand pas en avant du Brésil risque bien de se transformer en retour en arrière en ce qui concerne la conservation de l’Amazonie.
PS.3. Mis en ligne pour l’ouverture du nouveau site blada.com (félicitations au webmaster en passant), j’ai cependant rédigé cette chronique il y a plus d’un mois, au commencement de l’année du Brésil, après avoir visité les expositions mentionnées dans le texte. Depuis, la presse s’est nettement réveillée et le discours a évolué, plus particulièrement pendant la quinzaine du Commerce équitable puis la semaine du Développement Durable. On parle donc de plus en plus de la déforestation de l’Amazonie, des élevages de bovins et de poulets, et des plantations de soja comme dans l’article de Libération du 25 mai et celui du Monde daté du 24 mai. Je ne peux que m’en réjouir. Mais tout le monde ne lit pas forcément Le Monde !
En savoir + sur P.M. Forget :
Sur le site du Muséum National d’Histoire Naturelle : http://www.mnhn.fr/carapa/pmf.html
Site perso : http://monsite.wanadoo.fr/carapa
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