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A qui appartient l’or de Guyane ?
par Christiane Taubira

Article paru dans Le Monde, édition du 10 février 2005

La question évoque un autre âge. Celui du pillage du tiers-monde, de la sécession du Katanga, du code ivoirien des investissements. Malgré eux, de grands industriels viennent de la remettre à l’ordre du jour. Une délégation de la multinationale canadienne Cambior, conduite par son président, achève une tournée à Cayenne pour présenter son projet d’exploitation aurifère sur le site de Camp Caïman, à l’est de la Guyane.

Cambior, classée 8e en Amérique du Nord, 15e dans le monde, est un professionnel minier. Le chantier, proche de concessions d’une filiale de la Cogema, est couvert par trois permis exclusifs pour une superficie de 71 km2. Il se trouve dans le Parc naturel régional de Guyane, qui le reconnaît dans sa charte !

Cambior est dans l’attente des dernières décisions d’Etat, y compris en matière de défiscalisation pour l’investissement. Et d’exonération d’impôt sur les sociétés. C’est l’usage, dans cette profession, de réclamer la suppression des redevances foncières, la détaxe sur le carburant, la dérogation aux taxes locales, la défiscalisation des capitaux et l’exonération fiscale sur dix ou vingt-cinq ans. Des économistes se demandent pourquoi des multinationales injectent des montants considérables dans une activité qui ne serait pas assez rentable pour contribuer, par l’impôt, aux charges communes.

La présentation du président de Cambior était une opération de promotion. L’usage du cyanure fut présenté comme plus rassurant que celui du mercure. Silence sur l’accident survenu il y a cinq ans sur la mine d’Omai, au Guyana voisin, où des matières contaminées se sont répandues dans le fleuve Essequibo. Le procédé est réputé fiable. Il n’a pas empêché une dizaine d’accidents dans le monde ces dix dernières années.

Etrange et déroutante, cette manie de suggérer que les activités industrielles sont à risque zéro... Il y a quatre ans, à 5 kilomètres de Camp Caïman, au voisinage du point de captage d’eau qui alimente l’île de Cayenne, un bassin de rétention a cédé et déversé des boues blanchâtres chargées de kaolin. L’affaire avait fait peu de bruit. On nous expliqua que la concentration de kaolin dans les eaux fluviales qui, dans cette région, servent à la consommation, était inférieure aux limites légales. Les gens de bon sens se sont dit que si le kaolin était bon à boire, on en trouverait déjà dans l’eau du robinet. Mais sans doute sont-ils inutilement chicaneurs.

Le président de Cambior s’est aventuré sur un terrain qu’il pressent incontournable. "J’entends dire que l’or, c’est le patrimoine de la Guyane. Je veux bien. Mais le plus important, c’est de savoir le trouver", l’a-t-on entendu dire. Dans la salle, à part ceux distraits par leurs calculs de dividendes et de royalties à venir, de commissions et de "pots-de-rhum" escomptés, de recettes et de bénéfices présumés en terrassement, en bâtiment, en transport, en vente d’engins, en sous-traitance, il restait peu de monde pour traduire. Mais dans le pays, beaucoup d’ombrageux et de susceptibles ont compris : "Vous avez de l’or, mais puisque vous n’êtes ni assez malins pour le trouver seuls, ni assez riches pour le chercher seuls, il n’est pas vôtre."

Rétrospective : de 1975 à 1995, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) est chargé par l’Etat d’effectuer l’inventaire minier de la Guyane. Il accomplit un excellent travail et met en évidence les ceintures du Paramaca, élabore une carte géologique et circonscrit les gisements miniers, qu’il répartit en sujets. Ces derniers sont mis aux enchères sur le marché international. Camp Caïman en fait partie.

Première précision moralement utile : le BRGM réalise cet inventaire sur fonds publics. Il offre les sujets aux multinationales opérant sur le marché mondial. Il accumule un savoir qui le place parmi les meilleurs en ingénierie internationale. En cette qualité, il fournit des prestations à titre onéreux... et lucratif. Il devient lui-même opérateur minier et participe au capital de sociétés multinationales. Confusion des genres et crise d’identité.

En 1990, le BRMG sera sommé par l’Etat de scinder ses missions de service public de ses activités de concurrence. C’est donc sur fonds publics que fut édifié le "savoir" sur le potentiel minier, allégeant substantiellement les budgets de recherche-développement des entreprises.

Deuxième précision moralement utile : tous les sites mis en évidence par le BRGM avaient été orpaillés pendant les deux premiers cycles de l’or, de 1855 à 1960... Les artisans guyanais avaient donc repéré la totalité des lieux à potentiel aurifère. La recherche scientifique, armée de grands moyens sophistiqués et de méthodes éprouvées, n’a rien découvert de plus que le savoir empirique des artisans, construit par tâtonnements et par intuition.

Ainsi, non seulement ce patrimoine nous appartient, mais nous avons su le trouver. Cette effronterie du président, largement vécue comme une offense, n’est pas totalement passée inaperçue. Après dislocation de la grand-messe, un journaliste s’est permis une impertinence : "L’or appartient-il à celui qui le trouve ?" Chiche ! Il appartient donc aux descendants amérindiens de Paoline qui trouva la première pépite dans l’Arataye. Il appartient aux descendants créoles des orpailleurs qui ont déniché des filons et fondé des placers devenus des bourgs, qui portent encore leur nom. Il appartient aux descendants bushinengues, indispensables canotiers pour l’accès aux chantiers et aux villages.

Mauvaise foi archéomarxiste ? C’est que devant l’arrogance de la puissance financière nous reprend fébrilement l’obsession de l’intérêt général. Et peu importe que Cambior soit une société sérieuse, soucieuse de se conformer aux lois, diligente à contenir ses impacts sur l’environnement, attentive au recrutement local. Peu importe la culture du ministère de l’industrie, pour qui les ressources naturelles sont là pour être exploitées. Nous avons beau savoir la différence entre pilleurs, spéculateurs et industriels, nous sommes saisis par l’intime injonction de ne pas nous laisser exproprier psychologiquement. Avant de l’être matériellement.

Alors, comme si notre survie en dépendait, nous poussons un cri primal pour dire qu’il y a plus que de l’aberration, une innommable injustice à livrer cette jeunesse vigoureuse aux tentations de toute sorte, aux trafics en tout genre, à toute espèce de désespérances, faute de formation, d’emploi, de choix. Tandis que des fortunes privées s’érigent sur les richesses communes.

Ces soucis paraissent démodés, à l’heure où la "première compagnie" insinue que l’image de la Guyane appartient à qui veut s’en saisir. Qu’y a-t-il de commun entre le raid marketing de la télévision marchande et l’offensive d’un groupe industriel ? La première, avec ses clichés anachroniques d’avant Christophe Colomb sur le mythe de l’enfer vert, ruine la connaissance et la reconnaissance de la biodiversité, d’une nature vivante et cohérente, présumée ici inamicale. Avec sa frivolité vénale, elle met en scène l’"homme blanc", concept imaginaire, pour en faire le vainqueur d’une "nature hostile"; elle s’aventure dans des terres à découvrir et à mater.

Mais le second, en se hasardant à nier la préséance de ceux qui, depuis des générations, cultivent, aménagent, préservent ce territoire, ignore pareillement les droits d’une population dont le lieu de vie se trouve réduit à de la roche à découvrir et de la terre à broyer.

"Respé, man ka mandé, Respé." Respect, s’il vous plaît, je demande le respect, disait le chant parlé de l’artiste martiniquais Joby Bernabé.

Christiane Taubira
Députée de Guyane


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