La règle est la même pour les manakins multicolores, ces petits passereaux du sous-bois dont les mâles présentent tout un florilège de comportements au cours de leur parade ou pour faire fuir un mâle compétiteur : vols bruyants avec claquements des ailes lors de chaque passage entre deux perchoirs ; volte-face avec exposition des parties colorés ; vols papillonnants. Un autre exemple classique bien connu des lépidoptéristes est celui du grand morpho bleu qui virevolte au petit matin, autour de 10 heures, sous les rayons lumineux des criques bien éclairées et le long des fleuves. Lors de la grande parade de Cayenne, le grand morpho bleu a été pour sa part plutôt désavantagé, comme le sont d’ailleurs ses malheureux congénères qui trônent dans leur boite en bois sous verre, inertes et ternes, dans les magasins pour "éco-touristes. Lors de la grande parade de Cayenne, le grand morpho bleu a été pour sa part plutôt désavantagé, comme le sont d’ailleurs ses malheureux congénères qui trônent dans leur boite en bois sous verre, inertes et ternes, dans les magasins pour "éco-touristes".
A la tombée de la nuit, les règles changent et la couleur n’est plus un avantage pour les mâles. Les félins sont ainsi souvent tachetés jaune-orange et les autres animaux nocturnes se parent de taches blanches ou orangées pour mieux se fondre dans l’obscurité de la nuit, voire la pénombre du sous-bois. Rudyard Kipling (1865-1936) a très bien raconté cela dans ses histoires (’Just so Stories’, 1902) pour enfants. Le zoologiste Gérard Dubost (MNHN), autre grand connaisseur et spécialiste de la faune guyanaise, nous explique quant à lui pourquoi le paca, le bébé maïpouri et le bébé biche ne sont pas colorés mais tachetés de blanc. Ici l’apparence ne compte pas car il faut être invisible pour échapper aux yeux de leurs prédateurs. Chez le toulouloua nocturne, c’est tout le contraire ; il faut être vu, et bien vu ! C’est pourquoi, même s’il déambule et parade tard après le crépuscule, le toulouloua ne peut pas se passer totalement de lumière et s’affiche dans les lieux légèrement éclairés que sont nos universités. Là, l’apparence est déterminante pour que l’effet recherché y soit maximal, à savoir attirer l’œil et capturer le regard du partenaire de sexe opposé, dans l’anonymat le plus total, comme lors des défilés et grandes parades, masqués.
Les sexes sont inversés dans les universités. Le mâle coloré qui parade sur l’arène est le toulouloua. Ne dit-on pas un touloulou ! La femelle, à l’instar des femelles coq-de-roche ou manakin peu colorées et sans atour particulier qui attendent leur tour de danse, est le cavalier. Ce dernier est là, immobile, impassible, mais observateur averti. Il joue ainsi pleinement son rôle. Les regards pourtant se croisent, se jugent, s’estiment. Les yeux de toulouloua ont beau être ’ceux du magasin’ (dixit le groupe musical Karnivor dans la chanson ’Aye, aye, aye’), ils savent qu’ils sont regardés, contemplés, admirés par les cavaliers.
Le toulouloua veut être remarqué par les yeux de tous ces cavaliers qui attendent non sans une certaine angoisse l’invitation salvatrice pour une danse endiablée, sans fin ou presque. Le toulouloua est comme ce grand morpho bleu qui ne vit qu’un jour, une nuit, mais intensément, jusqu’au petit matin, au soleil levant. Son rythme d’activité est bien calé sur cette lumière de pénombre auréolée de toutes les tâches lumineuses des spots d’ambiance qui irisent les couleurs des tissus de son costume.
Entre 10-11 heures du soir et 5-6 heures du matin, le toulouloua nous fascine et nous émoustille la rétine jusqu’aux premières lueurs du jour. A l’heure où Albert nous ouvre les portes, quand l’air embaume et réjouit nos narines de ces effluves de pain chaud et de viennoiseries tant chantés pendant la nuit par les Blue Stars, les couleurs vives du toulouloua vont s’éteindre et perdre tous leurs reflets satinés. A ce moment, la lumière du soleil directe et beaucoup trop intense ternit ce bel habillage né pour vivre et séduire le temps d’une nuit blanche.
Dans la nature, la couleur est souvent l’apanage des animaux diurnes. C’est cette profusion de livrées, de plumages, qui nous fait aimer la diversité de la nature guyanaise dont on se régale les yeux ad libitum. Le blanc immaculé de la banquise polaire est certes aussi beau mais d’une autre nature que la nôtre, tropicale. Le coq-de-roche, les manakins et le morpho n’affectionnent pas particulièrement cette lumière intense, celle qui inonde les neiges arctiques et antarctiques, qui brûle et déssèche les yeux et les peaux ; pour s’en protéger, ils se réfugient dans l’ombre du sous-bois de la forêt tropicale.
Photos d’un " coq-de-roche " prise lors de la grande parade de Cayenne (gauche) et de mon touloulou-à-moi la nuit de Mardi gras (droite). Notez que sans la lumière blanche du flash, les effets visuels seraient bien moindres
Les taches de lumière de la forêt tropicale humide tendent malheureusement à disparaître au gré de la secondarisation de l’habitat naturel, et plus radicalement lors de sa déforestation. Ces diverses modifications environnementales laissent derrière elles de grandes trouées dans la canopée qui, une fois ouverte, rend très lumineux un sous-bois progressivement envahi par une nouvelle végétation à croissance rapide. Sur ce recru poussent des feuilles moins épaisses, moins verdoyantes et absorbantes, et qui laissent passer la lumière vive incidente.
Le corollaire de ces altérations de l’environnement naturel est la disparition des espèces animales qui ne sont plus adaptées à un microclimat plus ensoleillé, plus désséchant, plus drastique et donc moins humide ; la couleur des organismes n’y est plus la même sous cet éclairage nouveau et cette diversité disparaît des forêts anthropisées qui virent toutes au gris ; ces couleurs ne renaîtront pas de sitôt une fois envolées, disparues pour longtemps.
Nombreux sont les organismes vivants qui affectionnent les milieux ombragés aux heures les plus chaudes tel le toulouloua qui se cache dans la pénombre des dancings guyanais. Mais tous ont cependant besoin d’un peu de lumière, les petits faisceaux de ces multiples projecteurs de la rampe qui les mettent tant en valeur en redonnant de l’éclat baroque à toutes leurs couleurs naturelles. Mais pour les apprécier à leur juste valeur, faudrait-il encore ne pas être trichromate déficient ou dichromate. Je plains vraiment les daltoniens.
Pierre-Michel Forget
Avril 2004
Photos du carnaval : P.-M. Forget © 2004.
Un grand merci aux établissements Nouh Chaïa.
Pour en savoir plus :
(1) Sur le comportement de parade du coq de roche et des manakins en Guyane :
Théry, M. (1987) Influence des caractéristiques lumineuses sur la localisation des sites traditionnels, parade et baignade des manakins (Passeriformes, Pipridae). CR Acad Sci sér III 304, 19-24.
Théry, M. (1990a) Display repertoire and social organization of the White-fronted and White-throated Manakins. Wilson Bull 102, 123-130.
Théry, M. (1990b) Influence de la lumière sur le choix de l’habitat et le comportement sexuel des Pipridae (Aves : Passeriformes) en Guyane française. Rev Ecol-Terre Vie 45, 215-236.
Théry, M. (1994) Couleurs et parades d’oiseaux en forêt tropicale. Rev. Palais Découverte S44, 71-76.
Théry, M. and Endler, J.A. (1996) Discrète séduction. Pour la Science 221, 30.
Théry, M. and Vehrencamp, S. (1995) Light patterns as cues for mate choice in White-throated manakins Corapipo gutturalis. The Auk 112, 133-145.
Sur la lumière en forêt guyanaise et la couleur des oiseaux :
Bongers, F., Van der Meer, P. and Théry, M. (2000) Scales of ambient light variation in the forest. In: Bongers, F., Charles-Dominique, P., Forget, P.-M. and Théry, M. (eds), Nouragues. Dynamics and plant-animal interactions in a neotropical rainforest. Kluwer Academic Publisher, Dordrecht, The Netherlands, pp. 19-29.
Théry, M. (2001) Forest light and its influence on habitat selection. Plant Ecology 153, 251-261.
Théry, M. and Endler, J.D. (2000) Habitat selection, ambient light and color patterns of birds. In: Bongers, F., Charles-Dominique, P., Forget, P.-M. and Théry, M. (eds), Nouragues. Dynamics and plant-animal interactions in a neotropical rainforest. Kluwer Academic Publisher, Dordrecht, The Netherlands, pp. 161-165.
(2) Les timbres représentant des coqs-de-roche et des manakins sont extraits du site : www.bird-stamps.org. A noter que dans le livre du GEPOG : «Portraits d’oiseaux guyanais», plusieurs pages sont consacrées au coq-de-roche (pp. 382-385), à leurs parades et à leurs couleurs.
(3) Dessin : François Feer ©. On y voit trois animaux (le coq-de-roche, le singe hurleur et l’agouti) et deux arbres fruitiers (Tetragastris altissima et Chrysophyllum lucentifolium) emblématiques de la réserve naturelle des Nouragues. Cette faune et cette flore sont aujourd’hui mis en danger par le développement d’un orpaillage clandestin sur les rivières Arataye et Approuague, dans les limites, en bordure et dans la réserve naturelle (Décret n° 95-1299 du 18 décembre 1995 portant création de la réserve naturelle des Nouragues, Guyane).